
Qu'entend-on communément par intelligence ?
Le Spectateur, n° 12, 1er avril 1910
Article paru dans Le Spectateur, n° 12, avril 1910.
M. René Martin-Guelliot faisait remarquer ici même (1) que l'intelligence, dans l'opinion commune des hommes, se distingue de l'expérience, de la mémoire, de l'instruction, du bon sens, du talent et du génie. C'est cette notion courante de l'intelligence que nous voudrions éclaircir, moins pour apporter une réponse définitive à la question posée, que pour faciliter des recherches plus approfondies sur le même sujet.
Dans l'opinion commune l'intelligence a des degrés : on est plus ou moins intelligent. En outre, elle ne s'acquiert pas, quoiqu'elle se développe et s'exerce. L'instruction, dira-t-on par exemple, développe l'intelligence; et d'autre part on admet qu'un homme intelligent peut agir inintelligemment en de certains cas. Pourtant on ne devient pas intelligent; on ne devient même pas plus intelligent, quoique l'intelligence puisse demeurer engourdie et s'éveiller à un moment précis de la vie Elle appartient à l'animal comme à l'homme, quoique l'animal ne la possède pas au même degré que l'homme. C'est ainsi qu'on dit couramment: le chien est le plus intelligent des animaux, ou qu'on vantera l'intelligence d'un chien, d'un cheval, d'un oiseau, suivant la facilité avec laquelle il comprend, la promtitude avec laquelle il exécute ce qu'on veut lui faire faire.
D'autre part, l'intelligence n'a pas seulement des degrés, mais aussi des qualités particulières qui ont elles-mêmes leurs degrés. On dit d'une intelligence qu'elle est vaste, haute, lente, vive, souple, et l'on reconnaît en même temps qu'il existe des intelligences plus ou moins vastes, plus ou moins hautes, plus ou moins vives ou plus ou moins souples.
Enfin l'intelligence est très souvent spécialisée. Nous dirons d'un homme qu'il a l'intelligence spéculative, mais qu'il manque d'intelligence pratique; qu'il a l'intelligence des affaires, mais non celle de la vie; qu'il a ou n'apas l'intelligence de son métier. Nous dirons d'une manière de procéder qu'elle n'est pas intelligente, entendant par là que celui qui l'emploie a manqué d'intelligence, qu'il s'agisse d'éducation, de politique, de rapports sociaux, etc.
Une définition exacte de l'intelligence doit rendre compte de tous ces caractères. Or, on rend compte de tous ces caractères en définissant l'intelligence comme un poupoir d'utilisation du contenu de l'esprit. Le contenu de l'esprit embrasse d'ailleurs toute la représentation, c'est-à-dire le monde extérieur, les souvenirs et les images, et enfin les concepts. L'homme en use avec le contenu de sa conscience comme avec le monde ex- térieur lui-même. Dans un cas comme dans l'autre, il se trouve en face d'une matière dont il cherche à tirer parti. Et selon qu'il se trouve plus ou moins apte à tirer parti de cette matière, nous le dirons plus ou moins intelligent. Plus l'étendue de la représentation utilisée est grande, plus le nombre des images ou des concepts utilisés est considérable, et plus nous disons que l'intelligence est vaste. Plus ce travail est effectué rapidement, et plus nous disons que l'intelligence est vive. — D'autre part la matière qu'il s'agit d'utiliser est elle-même hétérogène: elle renferme des espèces et des genres distincts. Suivant qu'ils sont plus ou moins aptes à utiliser telle ou telle espèce de matière, les hommes nous manifestent des genres d'intelligence variés. De là les intelligences spéciales. On a l'intelligence pratique ou spéculative, celle des affaires, des arts, du commerce, de l'histoire, de la vie en général. — Enfin on passe plus ou moins facilement d'une espèce de matière à une autre. Il existe des esprits, vigoureux et bornés qui font merveille « dans leur partie », mais qui n'en peuvent sortir. J'ai entendu dire d'une personne qui appartenait à cette catégorie d'esprits : « Avec toute son intelligence, c'est un imbécile », formule en apparence contradictoire, mais qui disait bien ce qu'elle voulait dire. Il existe aussi des esprits, vigoureux ou faibles, superficiels ou profonds, qui passent sans difficulté d'une matière à une autre, et s'appliquent à des tâches diverses avec une égale facilité. Ce sont les intelligences souples.
Pour l'opinion commune, le contraire de l'homme intelligent, c'est limbécile. Or rien n'est plus curieux que l'usage du mot imbécile dans la conversation courante, et, si je puis ainsi parler, dans la pratique de la vie. « Imbécile! » s'écrie une personne heurtée par une autre dans la rue. Il eût été plus juste de dire : « Maladroit!» ou : « Malappris! » Mais, en pareil cas, la maladresse es immédiatement attribuée au défaut d'intelligence. Il est des exemples plus singuliers encore. Un chasseur, dans un moment de mauvaise humeur, peste contre « cet imbécile de lièvre » qui n'a pas voulu se laisser tuer. La cuisinière crie que « cet imbécile de chien » vient de lui emporter son rôti. Une personne dont la jambe est faible ou paralysée se plaint de son « imbécile de jambe " qui a failli la faire tomber ou lui refuse le service. Je connais une personne très brusque, qui renversant son verre à table, s'en prit instantanément, non à sa brusquerie et à sa maladresse, mais à « cet imbécile de verre qui était trop haut » et comme tel plus sujet à se renverser. Ainsi la matière inutilisable est conçue spontanément comme enveloppant un défaut d'intelligence. « Voilà qu'il pleut. Ah ! c'estidiot, par exemple! » s'écrie encore une personne qui se disposait à sortir, comptant sur le beau temps. Le cours des choses lui-même est stupide, lorsqu'il refuse de s'organiser selon notre volonté.
Inversement on regarde comme un signe d'intelligence toute utilisation de la représentation. On dira d'un ouvrier qu'il est intelligent, s'il exécute adroitement ce qu'il lui faut faire. Pour la même raison, les mots : « intelligent » et « débrouillard » sont, appliqués à la pratique ordinaire de la vie, des termes synonymes et qu'on accouple volontiers. L'élève intelligent se distingue également du « bon élève », ce dernier étant l'élève studieux, appliqué, mais moins apte que l'autre à tirer parti de l'enseignement qu'il reçoit. D'autre part, comme nous imputons naturellement à un manque d'intelligence le fait de contrarier nos désirs, ou de refuser de s'y plier, nous regardons comme une preuve d'intelligence le fait de concourir avec nos désirs. Les hommes ont une tendance invincible à juger intelligents ceux qui pensent comme eux : tous les autres sont des imbéciles. J'ai eu l'occasion d'observer un exemple plus significatif encore. « Il est intelligent, ce petit! » s'écria une personne de ma connaissance en apprenant que son fils venait de lui ratisser son jardin. Les êtres et les choses sont intelligents dans la mesure où ils agissent comme s'ils comprenaient nos désirs.
Cette conception commune de l'intelligence n'est nullement opposée à la conception philosophique qui définit l'intelligence la faculté des concepts. Elle est seulement plus large. Encore coïnciderait-elle avec la conception proprement philosophique si l'on remarque, avec M. Bergson, que le concept peut être joué sans être pensé (2). En élargissant ainsi la notion de l'idée générale, on peut parler, avec le sens commun, de l'intelligence des animaux, tout en continuant à regarder lhomme comme le seul être vraiment intelligent.
Le rôle du concept est en effet de rendre le passé maniable, en condensant sous un petit volume une multitude indéfinie de souvenirs. Il permet d'utiliser sur une plus grande échelle le contenu de la conscience. Il élargit le domaine du souvenir utile. En embrassant sous une idée unique une pluralité de sensations ou d'images, en associant et en dissociant par le moyen du concept ce qu'il y a de commun ou de différent dans les objets, l'esprit tient à sa disposition tout son passé et en use selon ses besoins, beaucoup plus aisément. La reconnaissance animale, telle quel'a décrite M. Bergson, et qui consiste à jouer l'idée générale, est une utilisation immédiate du passé.
D'autre part, si l'on considère l'intelligence, non plus au point de vue de son contenu, et sous son aspect passif, mais au point de vue de sa forme, et sous son aspect actif, on la définit comme la faculté de comprendre. Cette nouvelle définition de l'intelligence que nous donnent les psychologues peut être utilement confrontée avec les conceptions du sens commun. « Etre intelligent » et « comprendre les choses » sont synonymes pour l'intelligence commune aussi bien que pour les philosophes. Mais le mot « comprendre » est entendu un peu différemment par l'intelligence commune. Pour cette dernière, en effet, l'homme qui comprend est moins l'homme capable d'entendre la signification de ce qu'on lui propose que l'homme capable d'adapter sa conduite aux circonstances qui lui sont présentées ou représentées. D'un enfant qui, au lieu de faire ses études, emploie tout son temps à jouer de la clarinette, malgré les conseils de ses parents, on dira qu'il est inutile de l'endoctriner, attendu qu'il ne comprend rien aux remontrances qu'on lui fait. D'un homme qui se range facilement à l'opinion d'autrui, et agit comme on le lui demande, si ce qu'on lui propose est raisonnable, on dira qu'on peut toujours s'entendre avec lui, parce qu'il « comprend les choses ». D'une personne obstinée, incapable de se départir d'un plan de conduite une fois adopté, malgré les meilleures raisons du monde, on dit couramment : « il n'y a pas moyen de rien lui faire comprendre. Autant parler à un sourd. » Dans tous ces cas, l'intelligence commune met en quelque sorte l'accent sur le côté pratique de l'intelligence. Elle a conscience d'elle-même comme d'une puissance subordonnée à la volonté. Elle est schopenhauerienne et bergsonienne, ou, comme on dit aujourd'hui, « pragmatique ».
ANDRÉ JOUSSAIN.
(1) Dans le premier numéro du Spectateur. M. René Martin- Guelliot ajoutait que l'étude de l'intelligence-qualité jetterait la plus vive lumière sur celle de l'intelligence-fonction.
(2) Matière et Mémoire, pp. 173-175.