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couverture de la revue Le Spectateur

Quelques réflexions sur la pensée, la lecture et les occupations matérielles

Article paru dans Le Spectateur, n° 50, octobre 1913.


Un lecteur veut bien nous soumettre les réflexions suivantes, en s'excusant « de ne prendre la peine ni de les mettre sous une forme plus claire ni de leur donner une portée plus générale ». « Je remarque que j'aime moins lire qu'autrefois, que j'ai plus de plaisir aux occupations matérielles, et que cependant j'aime tout autant penser et même que la lecture me gêne pour penser. - Alors j'ai fait ces réflexions: la pensée est produite par le contact de la matière vivante, humaine, avec la nature (matière ou forces naturelles qui composent la nature: je ne veux pas dire la nature au sens romantique). L'attrait des occupations matérielles vient de ce que la pensée est plus près de son support, la matière. La peinture et la sculpture sont les occupations matérielles qui excitent le plus la production de la pensée; en même temps, elles la contiennent dans des limites normales, humaines. Savoir observer, c'est le but et le summum de l'intelligence. N'y arrive pas qui veut. »

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Ges réflexions sont fort suggestives et touchent un de ces problèmes de discipline personnelle qui se posent sans cesse plus ou moins nettement à l'esprit de quiconque réfléchit et qui, on ne sait trop pourquoi, ne sont jamais traités expressément, si ce n'est au point de vue, légitime mais étroit, de la culture littéraire.

Signalons d'abord, et pour n'en plus parler, une restriction à faire, dont la nécessité n'aura pas échappé. Il n'est sans doute pas prouvé que « la peinture et la sculpture sont les opérations matérielles qui excitent le plus la production de la pensée ». On peut au contraire supposer, d'après les principes mêmes posés par notre correspondant, que les opérations jouissant de cette supériorité sont plutôt celles où l'acte intellectuel se heurte aux résistances les plus fortes de la matière, ce qui doit être le cas, par exemple, pour de grandes transformations industrielles, ou pour l'intervention médicale ou chirurgicale dans l'organisme vivant, ou pour une activité aussi complexe que celle du chef à la guerre. Si l'on veut que le travail intellectuel de l'artiste l'emporte, c'est par d'autres côtés. D'ailleurs, la peinture et la sculpture, n'ayant à s'occuper que des rapports de forme, de lumière et de couleur, ne sauraient, au moins directement, exercer les facultés d'observation nécessaires à d'autres domaines.
Cette exagération, due sans doute au métier personnel de notre correspondant, qui est, croyons-nous, un artiste, ne nuit en rien à la valeur et à la justesse de son idée centrale, à savoir le rôle nécessaire de la matière dans l'acte de pensée. Des siècles d'une philosophie inscrite jusque dans les expressions du langage le plus commun nous ont habitués à considérer comme radicalement distincts le monde de la pensée d'avec le monde de la matière, ou plutôt, puisque nous ne saurions parler de toute chose que par rapport à notre pensée, à opposer nettement la pensée appliquée à elle-même et la pensée appliquée à la matière. Par une conséquence nécessaire nous devions mettre la première bien au-dessus de la seconde. Or nous tendons de plus en plus, à la suite de l'avance prise par les sciences de la matière, à nous représenter les choses tout autrement (il ne s'agira pas du tout ici du point de vue métaphysique, mais seulement du travail de l'esprit et de la valeur relative de ses différentes formes): la matière nous apparait avant tout comme l'instrument de l'esprit, mais un instrument difficile, qui lui pose des problèmes, qui l'exerce et dont la soumission plus ou moins complète est la mesure vraie de sa valeur. Ge qui est vrai de la matière par rapport à l'esprit c'est sans doute aussi par rapport à l'énergie de la volonté.
Et tout cela ne contredit en rien l'idée pascalienne de la supériorité du roseau pensant, puisque cela n'a rien à voir avec le problème métaphysique de la conscience. Pas davantage cela n'équivaut au matérialisme moral, puisqu'il n'est ici question que de la matière instrument et que le choix de l'idéal reste libre.
C'est uniment la constatation d'un fait, ou la destruction d'une illusion qui le cachait aux regards. Au surplus, dans la réalité, la pensée commune ne s'y trompe pas. Elle ne mesure pas la valeur intellectuelle d'un Pasteur, d'un Berthelot, d'un Branly, à la place dans l'échelle des valeurs métaphysiques ou morales d'un microbe, d'un alcool, d'une onde électrique: auquel cas le dernier journaliste de chef-lieu de canton, qui manie des idées, et non pas de la matière, devrait être jugé supérieur à ces grands hommes. Même à échelon égal dans sa spécialité, le savant de la matière n'est nullement considéré comme inférieur à celui des choses de l'esprit.
Et de même, si la foule admire plus en général un homme d'action qu'un homme de pensée, c'est, à côté d'autres raisons moins justifiables, en raison des difficultés de tout ordre, même d'ordre intellectuel, dont elle pressent ou comprend mieux la nature dans le cas du premier que dans celui du second. Pour les artistes précisément, comme ceux dont parle notre correspondant, et pour ceux mêmes de la plume, M. Bergson a admirablement montré que leur mérite propre coincide avec les difficultés que les résistances de la matière (füt-ce parfois seulement le langage) ap- portent à la réalisation de ce qui n'était auparavant que rêverie. C'est, on le comprend, un cas particulier de sa théorie de l'homo faber, de l'homme caractérisé dans sa nature physique et intellectuelle par ce trait de sa destinée qu'il est fait pour transformer la matière. La matière est le type, la forme propre, de cette « cause oppositionnelle », dont M. Jean Florence a signalé l'importance pratique et philosophique, en général intellectuellement méconnue, dans un article du no 8 du. Spectateur (, pp. 325-343).

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Il découle de cette conception que l'opération fondamentale de l'intelligence ne portera plus sur elle-même, ne sera plus méditation, mais portera sur le dehors, sera observation.
Certains lecteurs auront sans doute été surpris par la phrase de notre correspondant : « Savoir observer, c'est le but et le summum de l'intelligence. » Ils auront songé que, dans les sciences les plus matérielles elles-mêmes (et surtout dans celles-là), des opérations autres que l'observation tiennent de beaucoup la plus grande place : la physique est de plus en plus une science presque exclusivement mathématique, ou, si on veut, un livre de physique ressemble de plus en plus à un livre de mathématiques.
Mais il est aisé de s'entendre : ce qui est vrai, c'est que les opérations autres que celles d'observation, c'est-à-dire celles d'abstraction et de combinaison, ne prétendent faire autre chose que se régler, de façon plus ou moins proche, sur celles mêmes d'observations qui leur donnent leur point de départ et, à l'arrivée, leur fournissent le contrôle.

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En dehors des sciences, il en est de même. Il ne faudrait certes pas dire que l'observation se suffit à elle-même. En partant du langage, système plus ou moins cohérent de généralisations et d'abstractions, et qui, pratiquement du moins, est indispensable à tout travail si peu intellectuel que ce soit, et en passant par tout ce qui est constitué pour diriger l'action, pratiques de métiers plus ou moins systématisées, doctrines d'enseignement, règles de toute sorte, on trouverait un nombre considérable d'actes intellectuels, de nécessité vitale et aussi sociale, qui sont autre chose que de l'observation. Mais le principe posé plus haut nous rappelle opportunément qu'ils doivent être considérés comme des adjuvants de celle-ci, destinés seulement à faciliter, à étendre, à préciser son exercice.
Par là même nous sommes incités à leur égard à une prudence non exempte de défiance. Ces auxiliaires ne risquent-ils pas, comme certains sous-ordres, de profiter de leur importance et de leur nécessité pour prendre la première place et assurer leur indépendance ? N'arrive-t-il pas qu'ils s'interposent entre leur maitresse, l'observation, et la réalité qui est le domaine propre de celle-ci ? C'est ce qu'il serait facile et sans doute superflu de prouver.
On parle souvent, peut-être trop, de l'abus des abs- tractions. Mentionne-t-on assez, au contraire, méfiance qu'il conviendrait d'avoir vis à vis du langage, ou du moins la notion, qui devrait être présente dans l'esprit, des pièges qu'il tend, des limitations et des lacunes que sont les siennes en tant qu'instrument de la pensée, et tout particulièrement de la pensée observatrice ? On le ferait sans doute mieux et avec plus de fruit, si précisément on se plaçait résolument, comme en un point central, en cette conception de l'intelligence comme étant primordialement une faculté d'observation; ou, plus compréhensivement, une faculté d'emprise sur le réel.
On verrait mieux alors que les causes de ses erreurs ne sont pas nécessairement en dehors d'elle, dans la « passion » par exemple, comme l'esprit commun, - métaphysicien en cela comme en beaucoup de choses et croyant à l'infaillibilité de l'intelligence pure, - se l'imagine volontiers, mais qu'elles peuvent résider dans les instruments qu'elle se crée à elle-même, ou dans le mode même de son action, de sa coopération avec le réel.

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Mais, pour revenir sur un terrain plus concret, celui qui, semble-t-il, a fourni le point de départ de notre correspondant, on s'apercevrait, puisque le livre, le langage fixé, est la réalisation la plus importante, la plus visible, de ce système d'instruments et de règles, qu'il y a lieu aussi de limiter le crédit qu'on lui accorde, de ne pas voir en lui l'équivalent adéquat de toute culture, et de le considérer lui aussi comme seulement un moyen. Peut-être conviendrait-il aussi de préférer alors, parmi les livres, ceux qui, ayant la conscience et la modestie de ce rôle, d'ailleurs fort beau tel qu'il est, ne prétendent pas se placer plus haut que les fonctions de vie dont ils doivent être les serviteurs. Puis chacun, pour sa propre discipline intellectuelle, n'identifierait pas lecture avec culture. Lecture peut être distraction, et c'est parfait, mais nous n'avons pas à en parler ici : ce n'est d'ailleurs pas là qu'il peut y avoir confusion. La lecture dont il faut ici se méfier, c'est celle dont l'élément est la phrase (faussement appelée abstraite, puisqu'abstrait veut dire extrait du réel) qui ne peut être traduite en termes d'observation après une série plus ou moins longue d'opérations.
Mais une illusion contraire n'est ni moins fréquente, ni moins génératrice d'erreur. Beaucoup s'imaginent que l'absence d'études et de méditations théoriques est une garantie certaine contre l'intrusion abusive des « instruments » dont nous avons parlé, par exemple contre l'hypertrophie des abstractions, les pièges du langage, et ce qu'on appelle « se payer de mots ». L'expérience, avertie dans ce sens, prouverait qu'il n'en est rien et que ces excès « théoriques » se rencontrent parfois à un très haut degré chez les plus purs « praticiens ». On conçoit au contraire que, en pédagogie ou en discipline intellectuelle individuelle, il soit possible de mettre systématiquement en garde les autres et soi-même contre ces abus.

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On a essayé de le faire dans certains articles de Spectateur, et la pédagogie française a donné récemment des marques qu'elle était consciente de l'opportunité et de la possibilité d'un tel travail. Il s'agirait, on le comprend, d'un travail de retournement sur elle-même de l'intelligence, mais, surtout et plus simplement, d'un contrôle sévère sur l'emploi soit des formules abtraites, soit seulement d'un mot abstrait. Continu, ce contrôle serait la ruine de tout travail intellectuel et de toute action. Intermittent, à titre d'exercice, et, particulièremen: en pedagogie, d'exercice bien dirigé, il donnerait à l'esprit une habitude, qui, jouant ensuite inconsciemment au cours de toute pensée, n'aurait nullement le désavantage de ce contóle continu, d'ailleurs impossible.
Il ne saurait d'ailleurs ici s'agir que d'indications générales, et ce qui importe, c'est cette attitude large vis-à-vis des rapports de la vraie pensée, la pensée active, avec ce qui lui est accessoire. L'adoption de cette attitude n'est pas absolument solidaire des principes relatifs aux rapports de la pensée et de la matière que nous avons ébauchés après notre correspondant. Ceux-ci nous ont seulement permis d'arriver par un chemin plus net à un fait de pure constatation psychologique, à savoir que (en réservant le cas des « philosophes ») la pensée ne travaille vraiment, avec une application capable de se contrôler, qu'en se maintenant en contact, direct ou indirect mais assuré, avec l'observation. Si nous ne craignions que le lecteur ne s'exagère un peu l'opposition que nous avons voulu établir, nous ferions notre la remarque d'un éminent penseur espagnol, M. Julian Ribera, qui a d'ailleurs collaboré au Spectateur, et qui dit quelque part, dans son livre sur « la superstition pédagogique», que l'avantage éducatif de l'équitation sur le thème latin, c'est que l'élève est rendu beaucoup plus conscient d'une faute d'équitation par l'écart du cheval et la chute qui s'en suit, qu'il ne peut l'être d'un solécisme par la marque que le professeur inscrit dans la marge. Le « contrôle» auquel fait allusion M. Ribera est peut-être un peu trop matériel: l'idée peut du moins servir en tant que précieux point de vue de classification pour la valeur pédagogique et l'intensité laborieuse des diverses formes d'activité intellectuelle, c'est-à-dire (et cette généralisation sera sans doute encore dans l'esprit de notre correspondant) des diverses formes d'activité humaine.

René Martin-Guelliot.

Appendice. - Un de nos collaborateurs qui a bien voulu prendre connaissance des épreuves de cet article, se montre effrayé des tendances « pragmatistes » qu'il renferme. Nous pensions n'avoir exprimé que de très simples vérités d'observation, contrôlables par tous, et qui avaient été signalées bien avant nous, par exemple dans les lignes suivantes : « C'est pourquoi, sitôt que l'âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l'étude des lettres, et me résolvant de ne chercher plus d'autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j'employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et conditions, à recueillir diverses expériences, à m'éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient, que j'en pusse tirer quelque profit; car il me semblait que je pourrais rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l'événement le doit punir bientôt après, s'il a mal jugé (1), que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet, touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d'autre conséquence, sinon que peut-être il en tirera d'autant plus de vanité, qu'elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu'il aura dû employer d'autant plus d'esprit et d'artifice à tâcher de Les rendre vraisemblables. Et j'avais toujours un extrême désir d'apprendre à distinguer le vrai d'avec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher avec assurance en cette vie. »
Ce passage est du « pragmatiste» Descartes, au début du Discours de la Méthode.

R. M. G.


  1. Ces italiques et les suivantes sont de nous.

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