
Psychologie des mentalités
Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 15, juillet 1910.
DES MENTALITÉS EN GÉNÉRAL
Les opinions des hommes sont pour une part fixes et pour une part changeantes. Elles comprennent des idées définitivement acquises, dont l'expression peut varier, mais qui pour le fond demeurent les mêmes, et des jugements improvisés au jour le jour, divers comme les objets qui les font naître. L'influence que les opinions définitives exercent sur les jugements journaliers constitue ce qu'on appelle communément la mentalité. Plus cette influence est forte, plus il nous sera facile de remonter du jugement particulier aux opinions établies qui le déterminaient en quelque manière à l'avance. Une seule phrase nous révèle souvent toute une mentalité. Tel est le cas pour un propos qu'on m'a rapporté: une personne disait d'un élève de l'école Polytechnique qui avait démissionné pour se consacrer à la peinture : « Quitter l'armée pour l'art ! N'est-ce pas malheureux ? Si encore il traitait des sujets religieux ! Mais il ne peint que des gens du peuple et des apaches! » Résultant d'un ensemble d'opinions relativement immuables, toute mentalité peut se définir comme une croyance réelle. J'entends par croyance réelle celle qui engage d'avance l'orientation de notre vie par opposition à la croyance verbale qu'on professe de bouche et qu'on croit professer de cœur, mais qui demeure en fait sans influence profonde sur notre conduite et nos sentiments. Toute mentalité enveloppe une croyance. Une riche roturière mariée a un homme titré croit sérieusement à sa noblesse, comme si par son mariage elle eût changé sa naissance; quand Mme de Sévigné disait d'un archevêque : « Il se croit grand seigneur et ses gens le croient encore plus que lui », elle mettait très finement en relief ce qu'il y avait de commun entre la mentalité du grand seigneur et celle de ses domestiques. Vérité qui s'étend bien au delà du dix-septième siècle. Dans le même ordre d'idées, on peut citer ce fait que des personnes appartenant à une classe sociale définie se jugent rehaussées à leurs propres yeux et aux yeux des autres, si elles entrent en, rapport avec une classe considérée à certains égards comme supérieure. Tel qui raille les préjugés nobiliaires est tout fier d'avoir dîné chez une marquise. Et la marquise, à son tour, est ravie d'avoir fait la connaissance d'un grand savant ou d'un littérateur en renom. Dans ces deux cas, chacun s'imagine participer au mérite - conventionnel ou véritable — de l'individu qu'il fréquente : le roturier croit avoir acquis quelque noblesse, et la marquise du savoir ou de l'esprit. La croyance réelle dépend à son tour de facteurs multiples. Elle varie selon le sexe, l'âge, la profession, le milieu social, l'époque, la nation, la race. En effet, la mentalité est une habitude d'esprit, une disposition active, une tendance. Elle se lie donc étroitement à l'état affectif fondamental. Pour ces raisons, elle intéresse autant la psychologie du caractère que celle de l'intelligence. Etudier la mentalité d'un homme, d'un peuple ou d'une race, c'est étudier en même temps leur caractère et leurs passions, car c'est le vouloir qui crée la logique réelle particulière à l'individu, au groupe social, à la race. - Pourtant la mentalité est autre chose que le caractère, autre chose que les passions. Elle dérive toujours du caractère et l'exprime. Mais si elle s'y rattache, elle ne s'en déduit pas. Le même caractère peut comporter des mentalités différentes qui sont fonction de l'éducation, de la profession, des fréquentations habituelles. Un changement de résidence ou de métier ne transforme pas le caractère ou n'exerce sur lui qu'une influence insignifiante : il peut en revanche déterminer d'autres habitudes d'esprit et modifier profondément la mentalité. Un provincial qui vient se fixer à Paris prendra vite la manière de penser d'un Parisien. - Toutefois comme le caractère est relativement immuable, la mentalité qui en dérive ne peut elle-même changer que dans certaines limites déterminées par le caractère. Les virtualités ne sont pas infinies. Il suit de là que la mentalité est une déformation que font subir à l'intelligence d'un être ou d'un système d'êtres ses habitudes, son état affectif, son vouloir profond. Je dis déformation plutôt que transformation parce que le mot de mentalité implique toujours, dans l'opinion commune, un retrécissement de l'horizon intellectuel. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, il est pris en mauvaise part. Et l'opinion publique en ceci ne se trompe guère. Car la direction du vouloir limite le champ de la pensée. L'intérêt fausse le jugement; la passion aveugle. Comme nos besoins physiques restreignent la perception possible des choses à ce qui nous est utile, et donnent en même temps à ce qui nous est le plus utile un relief exceptionnel, notre caractère, nos passions, nos désirs prédéterminent notre point de vue sur le monde et en éclairent plus nettement certains aspects. Les jugements communément portés sur la valeur des différentes professions nous en sont une preuve. C'est ainsi par exemple que pendant longtemps l'officier a joui d'un prestige unique, le métier militaire étant « le plus noble des métiers ». La raison qu'on en donnait, c'est que l'officier risque sa vie. Or cette manière de raisonner était assez étrange : 1º parce qu'on l'appliquait à l'officier seul et nullement au soldat dont les risques sont les mêmes, ce qui, dans les pays où le service militaire est universel, devrait renverser l'argument; 2° parce qu'on avait l'air d'admettre que l'officier risque sa vie d'une manière absolument gratuite, comme si le choix de sa carrière eût été fait en dehors de tout intérêt personnel, ce qui suffisait à distinguer le métier militaire de tout autre métier périlleux. Il ne serait venu, par exemple, à l'idée de personne de dire que le métier de mineur, de pêcheur ou de couvreur est plus noble que celui de jardinier ou de pâtissier, sous prétexte que les risques y sont plus considérables ; 3° enfin parce que l'officier qui ne s'est jamais battu et a passé toute sa vie dans une ville de garnison, n'en aura pas moins le prestige d'un homme qui exerce le plus noble des métiers, prestige que n'auront jamais le soldat, ni le sous-officier qui seront partis comme volontaires pour une guerre coloniale. Or il est assez curieux de voir que le prestige qui s'attachait autrefois au militaire s'attache maintenant au médecin. A mesure que les guerres deviennent plus rares dans le présent et paraissent plus improbables dans l'avenir, l'armée semble moins nécessaire ou moins utile, et l'officier perd dans l'opinion du monde. En revanche, les médecins, ridicules au temps de Molière, prennent une importance considérable, et, fait significatif, on suppose également qu'ils ont choisi leur profession par pur dévouement en dehors de tout intérêt personnel. Ce sont des héros qui s'immolent pour l'humanité. A mesure que les progrès de la science ont accru la confiance du public dans le pouvoir de guérir, à mesure que des conditions de vie plus fatigantes et moins saines ont rendu les précautions et les soins plus nécessaires, la médecine prend un relief exceptionnel au yeux du monde, et vraisemblablement ne tardera guère à devenir à son tour « le plus noble des métiers ». A côté des préjugés favorables existent des préjugés défavorables. Un certain sentiment de haine ou de jalousie à l'égard de toute supériorité intellectuelle engendre quelquefois chez des esprits étroits ou absolus un préjugé défavorable à l'instruction. Aux yeux de personnes d'un tel caractère, toutes les professions qui supposent quelque savoir sont condamnées d'avance: un médecin ne peut être qu'un charlatan, un philosophe se repaît d'abstractions vides de sens, un avocat n'est bon qu'à faire des phrases. Dès que de telles gens s'aperçoivent qu'un homme est intelligent, elles le tiennent pour un imbécile. Quelque preuve qu'il donne de son bon sens, de son savoir ou de son talent, elles ne manqueront pas de le déprécier : sa science est purement apparente, il répète mécaniquement ce qu'il a appris, « avec toute sa science, il se trompe comme les autres », « toute son érudition ne vaut pas un grain de bon sens », et ainsi de suite. La mentalité dépend aussi pour une part de facteurs d'ordre intellectuel comme le manque d'expérience et d'imagination, ou le défaut de réflexion et de bon sens. C'est ainsi, par exemple, que le paysan et l'ouvrier sont assez portés à considérer le travail manuel comme seul réel. Celui qui ne travaille que du cerveau ne peut être qu'un paresseux. Les gens de bureau s'indignent fort de cette manière de penser, mais beaucoup d'entreeux à leur tour sont incapables de comprendre que le travail de l'homme de lettres, quoique beaucoup plus fatigant que le leur, soit un travail réel. Comme ils n'ont aucune idée de l'intensité du sentiment et de la continuité de l'effort que suppose la création d'une œuvre littéraire, le romancier ou le poète sont à leurs yeux ce qu'ils sont eux-mêmes aux yeux de l'ouvrier ou du paysan : des gens qui ne font rien. Comme il y a des degrés d'intelligence et de culture, il y a des degrés entre les diverses mentalités. On dira couramment par exemple que celle du Chinois est supérieure à celle du nègre, et celle du paysan français à celle du moujik. Ce qui fonde objectivement ce jugement de valeur, c'est la possibilité pour un homme d'une mentalité dite supérieure de comprendre la mentalité dite inférieure, et l'impossibilité pour l'homme d'une mentalité dite inférieure de comprendre la mentalité dite supérieure. La supériorité consiste ici dans la faculté de pénétration et d'assimilation. En fait d'ailleurs, la compréhension demeure souvent très imparfaite. L'homme civilisé comprendra plus facilement ce qui se passe dans L'esprit de l'homme primitif que l'homme primitif ce qui se passe dans l'esprit du civilisé. Il ne pénétrera cependant jamais entièrement l'homme primitif. Pour y parvenir en effet, il faudrait qu'il se fit une âme semblable à la sienne, ce qui est impossible. Comprendre un autre être c'est sympathiser avec lui. Mais en de certains cas la seule sympathie qui nous soit possible est purement intellectuelle : or pour pénétrer à fond l'âme d'autrui, une entière sympathie serait nécessaire. Mais notre sympathie se restreint aux choses que nous pouvons aimer sans cesser d'être nous-mêmes. Un homme vertueux qui cherche à comprendre les mobiles d'un criminel sympathise intellectuellement avec l'auteur du crime, mais il ne pourrait s'identifier avec lui sans cesser d'être lui-même. En sympathisant profondément avec le criminel, il cesserait de sympathiser profondément avec sa victime, et c' est vers la victime qu'il est porté par sa propre nature. Les oppositions du caractère créent ainsi des mentalités différentes, et relativement impénétrables les unes aux autres. Aussi voyons-nous les différences de mentalité créer entre les individus une hostilité déclarée analogue aux haines de race. Cette hostilité peut se manifester par l'antipathie, le dédain, le mépris, l'ironie, le dénigrement systématique, etc. La mentalité masculine différe profondément de la mentalité féminine, et cette différence, quoiqu'elle n'empêche ni la sympathie, ni l'amitié, ni l'amour, n'en suscite pas moins des malentendus constants. L'artiste professe assez volontiers le plus parfait mépris pour le Philistin. Le Philistin prend sa revanche en essayant de ridiculiser ce qu'il ne parvient pas à comprendre. Un homme très personnel naturellement glorieux, et secrètement jaloux de ceux qui possèdent des connaissances plus étendues, ou des aptitudes différentes ne voudra voir dans l'art qu'une convention, et traitera la poésie de billevesées, s'il n'entend rien à l'art ni à la poésie, dénigrera la science s'il manque lui-même de connaissances scientifiques, raillera l'enthousiasme s'il est sceptique, ravalera les sentiments délicats dont il se sent dépourvu. — Napoléon ne considérait la noblesse de l'ancien régime que comme une domesticité hiérarchisée, ce qu'il exprimait fort bien lorsqu'il disait, en parlant des vieilles familles nobles : « Il n'y a que ces gens-là qui sachent servir. » Louange où l'on sent sous l'approbation du maître qui veut être bien servi le secret mépris de l'homme qui ne doit qu'à lui-même son élévation - celui que ces mêmes nobles appelaient un parvenu, avec une nuance identique de mépris. Les mentalités étant des dispositions d'esprit résultant d'habitudes individuelles ou héréditaires peuvent être étudiées dans leur genèse. Le processus de formation de la mentalité des races suppose des temps relativement considérables et des circonstances complexes. Mais l'étude de l'individu est plus aisée. Un exemple de ce processus de formation nous est fourni par les personnes qui vivent à l'écart du monde, lorsqu'elles ont, par manque d'intelligence ou défaut de sympathie, pris l'habitude de ne tenir aucun compte de l'opinion des autres et de repousser sans examen ce qui ne concorde pas absolument avec leur manière de voir. N'étant plus obligées d'adapter leur pensée à celle des autres, pour discuter leurs jugements ou les comprendre, elles repassent toujours en leur esprit les mêmes idées, qu'elles renforcent par cette répétition constante, et en arrivent à ne plus penser en rien comme tout le monde. Les idées les plus communes leur font défaut; les choses les plus simples leur paraissent des montagnes; elles trouvent extravagant ce que tout le monde estime naturel et réciproquement acceptent comme allant de soi ce que tout le monde juge extraordinaire. Elles ont une manière de raisonner qui déroute un chacun. Un individu de ce genre cesse d'être adapté à la société dans laquelle il vit et passe aisément, suivant les cas, pour un original, un esprit bizarre, un cerveau fêlé, un braque, un loufoque, un maniaque, un fou. Chez les personnes âgées, une telle mentalité ne prête qu'au ridicule. Chez les personnes jeunes, elle offre en outre de graves inconvénients, car elle rend très difficiles les rapports sociaux, et constitue dans la lutte pour la vie le plus sérieux des désavantages. Enfin nous devons noter l'existence d'une mentalité commune résultant de la tendance générale qu'ont les hommes à tout envisager du point de vue de l'utilité plutôt que du point de vue de la vérité (1). Cette menta- lité est à la racine de toutes les autres. Elle est engendrée par une attitude d'esprit opposée à l'attitude philosophique. Elle se manifeste à chaque instant dans la conversation et devient plus particulièrement observable dans les discussions politiques ou morales. C'est ainsi par exemple qu'on ne discute jamais la valeur d'un principe de conduite sans se préoccuper des conséquences qu' entraînerait l'adoption générale de ce principe. On se refuse à reconnaître que la fin justifie les moyens, parce qu'un tel principe une fois admis, peut servir à légitimer les actes les plus répréhensibles. On ne veut pas admettre le droit de donner la mort à des incurables, fût-ce de l'aveu même de ceux-ci, à cause des abus possibles (2). La conception du mauvais usage, probable d'une proposition générale infirme d'avance la croyance à sa vérité. On oublie peut-être un peu vite dans ce cas que tout principe abstrait, précisément à cause de sa généralité, prête inévitablement à de mau- vaises applications. Le principe que tous les hommes sont égaux, par exemple, a engendré les fautes politiques les plus lourdes. Cependant le principe contraire est encore plus dangereux. Ces quelques remarques générales nous paraissant suffire à notre présent dessein, il nous reste maintenant à procéder à des études de détail. Mon intention serait d'analyser ce que j'appellerai la mentalité classique et la mentalité romantique, la première en décrivant La tournure d'esprit produite soit par la pratique de l'enseignement, soit par une culture scientifique exclusive, la seconde en traçant le portrait du faux artiste ou du littérateur prétentieux. Une tâche de ce genre requiert sans doute les dons du moraliste, de l'humoriste et du philosophe. Pour la mener à bien, il faudrait le talent à la fois joyeux et amer d'un Thackeray. Sans prétendre égaler Vanity Fair ou The Book of Snobs, j'essaierai, an cours de mes prochains articles, d'esquisser quelques physionomies mentales, et dans la faible mesure de mes ressources, d'égayer les lecteurs du Spectateur, aux dépens de mes contemporains.
ANDRÉ JOUSSAIN.
(1) Cette tendance à tout envisager du point de vue de l'utilité apparait très nettement dans la formation et l'évolution des idées politiques. Mais l'utilité dont il s'agit peut être celle de la caste, de la corporation, du parti aussi bien que de l'individu ou de la société en général. L'homme « bien pensant » est pour chaque secte celui qui se place au point de vue des intérêts de celle-ci. (2) Nous ne prétendons nullement trancher ici la question en faveur de l'une ou de l'autre thèse. Nous avons seulement voulu mettre en relief ce qu'il y a de critiquable, au point de vue philosophique, dans une manière commune de raisonner.