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couverture de la revue Le Spectateur

Pourquoi nous nous méfions des philosophes

Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 56, avril 1914.

Comme je suis philosophe, ou que je crois l'être, ou que je passe pour l'être, et que d'autre part je m'inté- resse beaucoup au Spectateur, j'avais souvent été un peu surpris, un peu choqué même, de voir le Spectateur tenir autant à se séparer des philosophes de profession... Mais il me semble que je comprends un peu mieux pourquoi vous vous méfiez ainsi de leur contact, après avoir lu le passage dont je joins une copie à cette lettre.
Il s'agit du livre d'un philosophe italien bien connu, M. Benedetto Croce, livre dont le titre m'avait fait loucher, comme il a dû faire loucher bien des lecteurs de votre revue : Philosophie de la Pratique, mais qui, je l'avoue, quand j'avais essayé de le lire, avait été pour moi absolument incompréhensible. Je n'avais done pas dépassé les premières pages et par conséquent je n'étais pas arrivé à l'endroit auquel il est fait allusion dans ce que je vous envoie.
En constatant que je ne comprenais pas ce que j'avais lu du livre de M. Croce, je l'avais attribué à une préparation insuffisante de ma part ou peut-être à ce que M. Croce, malgré sa grande réputation, était un mauvais philosophe. Mais à la lecture des réflexions du critique anglais, j'ai eu comme la révélation que c'était tout simplement parce qu'il était un philosophe, c'est-à-dire un homme qui veut à tout prix voir dans les choses la cohérence et la symétrie qui sont un besoin de son esprit.
Je crois qu'il serait intéressant de soumettre à vos lecteurs la page que je vous envoie (je l'extrais d'un article du Times relatif à la traduction anglaise du livre de M. Croce), parce qu'encore une fois, elle me semble mettre admirablement en lumière l'opposition entre la méthode proprement philosophique poussée à l'extrême, et la méthode de soumission au réel qu'heureusement bien des philosophes empruntent à leurs confrères scientifiques ou seulement au bon sens.
« S'il était possible, dit M. Croce [cité par le critique du Times], qu'on se trompe même une seule fois en parfaite bonne foi, et que l'esprit confonde le vrai et le faux, recevant le faux comme vrai, comment pourrions-nous distinguer jamais l'un de l'autre? La pensée serait radicalement corrompue, tandis qu'elle est incorrompue et incorruptible »... Dire [continue le critique anglais] que « nous nous trompons parce que nous voulons nous tromper » est visiblement faux. L'erreur est la chose le plus involontaire du monde, parce que les erreurs amènent à l'ordinaire des désastres sur ceux qui les font. Soutient-on sérieusement que le business man auquel ses erreurs coûtent des milliers de livres, ou le général qui les paie d'une défaite humiliante, encourrent ces conséquences par leur propre vouloir? En affirmant la nature volontaire de l'erreur, Croce semble au fond confondre les erreurs avec les mensonges, tandis que les deux sont incompatibles. Nous ne pouvons mentir que si nous connaissons la vérité. « Une erreur dont nous sommes absolument sans conscience, déclare Croce, n'est pas une erreur du tout. » C'est tout le contraire qui est vrai, une erreur dont nous serions conscients ne serait pas une erreur du tout, car reconnaître nos erreurs comme telles c'est les abandonner.»

R. Brignac.


Note de la Rédaction

Nous remercions M. R. Brignac de son intéressante communication. Il y aurait beaucoup à dire dansle sens qu'il indique, peut-être aussi quelques restrictions à faire. Ce n'en est point le lieu.
Nous voudrions seulement prier les lecteurs de relire attentivement les deux phrases de M. Benedetto Croce citées plus haut: « S'il étaitpossible...» et « Une erreur...» - puis d'essayer de faire abstraction de la place où ils les lisent, de ce qu'ils savent de leur auteur, etc., pour les comprendre tout simplement comme ils les comprendraient en les voyant dans un article de journal, par exemple, littéraire ou social ou juridique. N'est-il pas certain que ces phrases, exprimant quelque chose d'aussi opposé à l'observation la plus élémentaire, leur sembleraient ne pouvoir avoir été écrites que par un insensé ou un plaisantin?
Pourquoi cependant ne font-elles pas cet effet? Parce qu'on sait qu'elles sont d'un philosophe, et qu'un philosophe entend, sous les mots que tout le monde emploie, non pas les choses désignées par ces mots, mais des choses qu'il imagine tout exprès pour pouvoir en dire ce qu'il lui plaît d'en dire. « Connaissance », par exemple, ce n'est pas la connaissance au sens usuel, ni même au sens où l'emploient telles ou telles sciences, c'est une connaissance définie de telle façon qu'il n'y a pas un homme sur mille qui l'ait une fois dans toute sa vie. Et, de même, « erreur », c'est quelque chose de tout différent de ces centaines d'erreurs dont, bon gré mal gré, nous constatons chaque jour la présence, et sur lesquelles il serait si utile d'avoir quelques lumières utilisables.
Ainsi, de faits comme la connaissance ou l'erreur, de deux choses l'une, ou on en parle, mais alors on est «philosophe » et on entend par ces mots quelque chose de tout différent de ce qui se présente en réalité, et par suite on ne dit rien d'utile, ou bien on n'est pas philosophe et alors on ne s'en occupe pas.
Ce que le Spectateur essaye, c'est d'en parler, mais non pas à la façon des « philosophes », d'en parler en songeant aux choses mêmes qu'on appelle dans la vie réelle « connaissance », « erreur », etc., et en essayant de dire sur ces choses ce qui peut s'appliquer à cette vie réelle.
Ce n'est d'ailleurs pas inutile. Car le sens commun,le sens de la pratique, a sur lui-même plus d'une illusion. Et, chose étrange, telles de ces illusions coïncident parfois avec les fausses assertions des « philosophes » dont parle M. R. Brignac. On se rappelle peut-être qu'une des observations publiées dans le numéro 44 du Spectateur (V, p. 117) portait sur le cas d'une personne qui, étant priée de vérifier l'exactitude de la réponse à une question à laquelle elle avait les jours précédents donné à plusieurs reprises une réponse fausse, s'y refusait en disant: « Les autres fois je me trompais.» Sans être en mesure de préciser sa pensée, cette personne s'imaginait plus ou moins clairement que quand on se trompe, on le sait, on en est « conscient », et qu'inversement quand on n'a pas le sentiment de se tromper; on ne se trompe certainement pas. Or c'est là exactement ce que dit M. Benedetto Croce dans la seconde des phrases citées.
Faut-il croire qu'un philosophe aussi averti succombe à l'illusion commune? Non pas, sans doute. Mais la raison profonde de son erreur et de l'illusion du sens commun est la même, c'est une préoccupation utilitaire (disons, si on veut, pour les philosophes, finaliste) : si l'erreur n'était pas consciente d'elle-même, on ne serait jamais certain de rien... Ce n'est point ici le lieu de traiter à fond cette question. Remarquons seulement, en ce qui concerne le sens commun qui seul nous intéresse, que, comme il arrive souvent, la préoccupation utilitaire va directement à l'opposé de son but : croire que l'erreur est toujours consciente d'elle-même, c'est se condamner à laisser passer un nombre considérable d'erreurs, ainsi qu'on peut le constater quotidiennement.
M. R. Brignac nous permettra encore un mot. Un des reproches très légitimes adressés par lui aux philosophes tels que M. Benedetto Croce est rédigé dans des termes qui pourront induire en erreur certains lecteurs en semblant exprimer le souhait que ceux qui étudient les faits de la vie intellectuelle, « connaissance », « erreur », doivent employer les mots qui les désignent de la même façon exactement que les emploie le langage commun.
Il est clair que, dans l'intérêt même de la pratique, cela n'est pas souhaitable. Une discipline de portée aussi incontestablement pratique que l'est le droit est dans l'obligation de donner au sens des mots qu'elle emprunte à la langue de la pratique commune des contours plus précis. Le cas est le même pour toute étude qui veut ètre sérieuse et applicable, parce qu'il lui faut échapper au vague et aux incohérences du vocabulaire quotidien.
Mais, cette restriction faite, — et elle était certainement sous-entendue dans la pensée de M. R. Brignac, - nous sommes absolument de l'avis de notre correspondant sur l'absurdité qu'il y a à étudier sous le nom d'erreur quelque chose de tout à fait dissemblable et par certains côtés de tout à fait opposé au fait élémentaire et quotidien qui porte ce nom très net dans la langue de tous.

Sp.

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