
Pour être homme d'esprit
Article paru dans Le Spectateur, n° 49, septembre 1913.
Bernard Shaw écrit, dans une de ses comédies :
Napoléon : Giuseppe ! Qu'allons-nous faire de cet officier, tout ce qu'il dit est mal!
Giuseppe : Faites-en un général, Excellence, tout ce qu'il dira sera bien.
Et Voltaire :
A force de médecines et de saignées, la maladie de Candide devint sérieuse.
Et Racine, dans les Plaideurs :
Voilà votre portier et votre secrétaire,
Vous en ferez, je crois, d'excellents avocats,
Ils sont fort ignorants !
M. Maurice Raynal s'applique à dégager, de manière ingénieuse et sûre, le procédé commun à ces trois « mots d'esprit », et à bien d'autres (1). Ayant remarqué, dit-il, qu'il arrivait parfois aux avocats d'être ignorants, aux médecins de tuer leurs malades, aux généraux de se tromper, l'on fera preuve d'esprit en voyant dans de tels défauts le caractère essentiel de l'avocat, du médecin ou du général. C'est la loi des attributions exceptionnelles : « Etant donné un fait, A, une personne, B, en dégager les fonctions ou raisons d'être principales ou habituelles, et si A ou B ont failli une ou plusieurs fois à ces fonctions, faire passer cette exception pour leur raison principale ou leur véritable fonction ».
Vingt-quatre autres théorèmes ou propositions doivent, dans le « Manuel du parfait homme d'esprit », que nous promet M. Raynal, compléter cette loi.
Voici une application au second degré de la loi des attributions exceptionnelles : l'on sait qu'un mot d'esprit ne gagne pas à être répété. « Je frotte une allumette. Naturellement elle ne prend pas » n'est plus aujourd'hui très amusant. Un certain tact est ici nécessaire: il convient de deviner l'idée de la personne à qui l'on s'adresse. Que si, pour avoir trop entendu la plaisanterie, elle se représente l'allumette comme étant « ce qui ne s'allume pas », il devient spirituel de lui dire: « Je frotte une allumette. Elle s'allume ». Ou bien encore : « J'ai pris un médecin. Eh bien, devinez! Il m'a guéri ». M. René Martin-Guelliot a montré le rôle, dans la formation de nos jugements, de l'illusion de totalité (2): nous avons coutume d'imaginer les médecins à l'image du seul médecin à qui nous avons eu affaire, « les renseignements que nous avons sur une chose se comportant comme une masse gazeuse qui, placée dans un récipient, le remplit tout entier ». Or c'est un procéde analogue que décrit M. Raynal : une allumette qui prend feu, elle fait seulement son devoir et nous ne la remarquons guère. Ainsi d'un médecin qui guérit son malade. Au lieu que l'allumette qui rate, le médecin maladroit nouschoquent, frappent notre attention: ils ont chance, par là, de devenir, pour nous, l'allumette type ou le médecin en soi. Encore le mot d'esprit est-il ici une illusion de totalité qui ne réussit pas — et l'on a vu que, réussissant, il n'est plus spirituel. C'est que les expériences contraires sont ici à la portée de notre intelligence. Elles étaient seulement obscurcies, à demi-conscientes et non point inconnues : il ne nous faut chercher fort loin pour nous souvenir d'allumettes en feu et de médecins habiles. Il semble que le caractère spirituel naisse ici du heurt entre la légitimité apparente de l'illusion de totalité et d'autre part la force avec laquelle l'esprit se refuse à 'accepter et en aperçoit le défaut.
J.-P.
- Les Soirées de Paris, 1.º 17. Juin 1913.
- Le Spectateur, n° 20. Janvier 1911.