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couverture de la revue Le Spectateur

Périodiques

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 15, juillet 1910.

BULLETIN MENSUEL DE L'INSTITUT DE SOCIOLOGIE SOLVAY (avril 1910).

L'Institut de Sociologie Solvay, dont on sait les services qu'il a déjà rendus, publie depuis janvier dernier un bulletin mensuel composé surtout de notes relatives aux livres nouveaux susceptibles d'intéresser tous ceux qui tiennent à s'expliquer les phénomènes sociaux. On ne doit chercher dans ces notes ni ces comptes rendus bibliographiques qui ne sont souvent qu'un développement de la table des matières, ni des appréciations dogmatiques et définitives. Comme le disait M. Emile Waxweiler, le savant directeur, dans l'avant-propos paru en tête du numéro de janvier, ces notes « seront plutôt, pour les collaborateurs de l'Institut, l'occasion d'appliquer un point de vue et de fixer une orientation. En retenant, dans le mouvement de la pensée scientifique, ce qui renforce une manière de voir, on la rend plus consciente et aussi plus féconde. En suivant avec une loyale attention les efforts autrement dirigés on prépare les amendements ou les compléments nécessaires...
« Pour définir d'un seul mot le point de vue dont il s'agit, je dirai qu'il est fonctionnel, c'est-à-dire qu'il conduit à voir les phénomènes de la vie sociale, non sous leur aspect formel, externe, descriptif; mais sous leur aspect génétique, interne, explicatif. En partant d'un tel point de vue on dégage moins les traits distinctifs des choses que le mécanisme par lequel elles deviennent ce qu'elles sont. On subordonne la connaissance des origines à la pleine connaissance des phases de formation. Dans l'analyse comparée, on s'attache à laisser les faits à leur place naturelle, enchaînés entre eux comme ils apparaissent à l'observation, en se gardant de substituer à cet arrangement spontané des combinaisons artificielles et arbitraires, venues de suggestions de la logique ou de l'imagination.
« Considérer des fonctions plutôt que des formes, c'est préparer sûrement une science générale des phénomènes sociaux, une sociologie qui n'assujettira pas ces phénomènes aux cadres étroits des sciences et des techniques sociales particulières, tel le Droit ou l'Economie politique, qu'il a fallu construire pour mettre de l'ordre dans les connaissances et dans les activités pratiques. Etudier des modes d'évolution, c'est, en effet, découvrir ce qu'il peut y avoir de constant, de permanent, dans les facteurs variés qui interviennent dans la complexité des faits... »
Pour donner une idée des applications auxquelles donne lieu ce point de vue, nous ne saurions mieux faire, étant donnée l'impossibilité d'analyser des notes déjà très concises, que de citer en partie les « réflexions suggérées » à un des plus distingués collaborateurs de M. Waxweiler, M. E. Dupréel, par un livre de M. J. A. Dewe, Psychology of Politics and History.
« Toute l'utilité de ce livre se réduit peut-être à suggérer quelques réflexions sur les rapports du sens commun et de la sociologie. En voici quelques-unes.
«Il y a, au point de vue de leurs rapports avec le sens commun, deux espèces de sciences, d'une part celles dont le sens commun s'abstient d'esquisser une première ébauche, qui le laissent indifférent ou à l'égard desquelles il se reconnaît incompétent, telles sont les mathématiques, les sciences physiques et les sciences naturelles, la médecine exceptée; d'autre part, les sciences dont l'objet est familier au sens commun, et dont il se charge parfois de présenter des esquisses ou des expositions plus ou moins développées. La philosophie, dans plusieurs de ses parties, est une de ces sciences, la sociologie en est une autre.
« Cette différence repose sur la nature des choses étudiées. Tandis que chacun ne sait de mathématiques ou d'astronomie que ce que les savants en enseignent, tout le monde connait énormément de faits sociaux, et quiconque réfléchit découvre aisément des vérités plus ou moins générales relatives à ces faits. Il s'ensuit que c'est par une gradation continue que l'on passe en sociologie des aphorismes de sens commun aux connaissances proprement scientifiques.
« Les causes qui retardent le progrès ne sont pas les mêmes dans les sciences du second type et dans celles du premier. Dans les sciences telles que la physique le progrès scientifique se heurte à l'inconnu, au fait non observé, inaperçu. Les controverses sont en petit nombre: les problèmes étant posés, acceptés, il faut attendre la description des faits.
« Dans les études sociales, l'obstacle à vaincre est d'autre sorte ; on marche dans une jungle touffue, on s'embarrasse dans la confusion. Les faits abondent mais les concepts sont équivoques et les questions sont mal posées. De là ces fastidieuses controverses, vagues, embrouillées, où l'on ne s'entend pas, où les arguments ne portent pas, s'enfoncent dans la confusion des idées comme des flèches dans de l'étoupe. La dispute du matérialisme historique, celle de la définition du fait religieux sont des modèles du genre.
« Cet état de choses, fondé sur la nature de l'objet de nos études, impose au sociologue des qualités moins indispensables aux physiciens et aux biologistes : il faut au sociologue une suffisante vigueur de pensée pour considérer en même temps une grande multiplicité d'objets et il lui faut une grande habitude de la critique afin de savoir juger à leur valeur les concepts confus nés des besoins pratiques que la connaissance vulgaire propose à la science, et afin de n'en pas proposer de cette espèce.

Avant de prendre parti dans une controverse et de faire provision de faits probants, il doit savoir faire la critique du problème et se demander s'il est bien posé.Peu lui sert d'acquérir une immense érudition, d'accumuler les faits et de tout lire s'il ne sait faire entrer ce bagage que dans des cadres mal faits et ne s'en servir que pour appuyer des théories vagues et mal bâties...»
On devine combien ces « réflexions » dépassent très probablement en intérêt le livre qui les a suggérées.
Nous avons été particulièrement heureux de trouver dans le Bulletin la réalisation d'une pensée qui nous est chère, celle de l'alliance nécessaire entre la philosophie en tant que science théorique des idées, et les sciences de la réalité humaine et vivante, comme l'ethnographie, - pensée dont les représentants les plus distingués chez nous sont sans doute M. Jules de Gaultier parmi les philosophes et M. A. van Gennep parmi les ethnographes, et au succès de laquelle le Spectateur croit ne pas être complètement étranger.

R. M. G.

LA RENAISSANCE CONTEMPORAINE (10 avril 1910). — Dans un article sur l'art de l'ingénieur, suggéré par les inondations de l'hiver dernier, M. Jean-Paul Neveu montre l'erreur de ceux qui à chaque catastrophe demandent la tête des ingénieurs : le public ignore que pour satisfaire à ses demandes l'ingénieur se trouve bien souvent en face de problèmes mal définis, à la solution desquels les ressources actuelles de la science n'apportent que d'impartaites lumières. Et cependant il faut « se débrouiller » et construire. La résistance des matériaux est une science modeste qui ne vise pas à tout expliquer, mais à être pratique autant que possible. D'autre part les expériences industrielles sont souvent de prix inabordables. On calcule donc ce qu'on peut, on fait des comparaisons, et avec de bons coefficients de sécurité (on devrait dire d'ignorance) on se lance en avant.
La véritable erreur du profane est de croire que l'emploi des mathématiques conduit à la certitude et à la précision absolues : mais tout calcul présuppose certaines données, certaines hypothèses; tant valent-elles, tant valent les résultats numériques de ce calcul. Et même les lois de cette correspondance sont extrêmement variables, et on n'est réellement fixé sur la valeur de la solution trouvée qu'en calculant quelles modifications y apporterait une variation déterminée dans les données ou dans les hypothèses.
Certaines conditions générales de convergence interviennent donc. Il faut ajouter qu'elles sont généralement remplies. Mais si l'on a le malheur de se trouver dans un cas où une faible variation des données ou des hypothèses a une énorme influence sur les résultats, ceux-ci ont une signification extrêmement douteuse, et il faut chercher à poser le problème d'une autre façon. C'est d'ailleurs dans la définition exacte de la question que réside souvent la principale difficulté.
Cette étude nous donne un exemple de la nécessité toujours plus grande de maintenir un contact suffisant entre les esprits s'exerçant dans des domaines différents, au fur et à mesure que le progrès, en étendant ces domaines, contribue à les isoler toujours davantage.

  1. C.

RIVISTA DI PSICOLOGIA APPLICATA (mars-avril et mai- juin 1910). - M. Mario Calde E continue à publier ces

notes si intéressantes sur le pragmatisme dues à sa collaboration avec le regretté G. Vailati et où il montre que tout en « acceptant et appliquant la formule méthodologique du pragmatisme» on peut être bien loin d'adopter sa conception simpliste de notre activité mentale. L'article qui a paru dans les deux derniers numéros traite de l' « arbitraire » dans le fonctionnement de la vie psychique. Ce concept d' « arbitraire » est d'abord précisé comme constituant la marque propre des jugements de valeur, qui expriment « moins une assertion sur l'objet en question que la constatation ou la description des états d'âme déterminés ou des dispositions à agir qu'excitent en nous les considérations ou assertions relatives à cet objet ». Les auteurs sont amenés à établir des distinctions importantes en ce qui concerne les sciences normatives, et en particulier la morale. Mais nous avons été plus frappé encore par leur étude des propositions qu'il ne s'agit pas d'interpréter comme exprimant tantôt des assertions, tantôt des appréciations, mais qui au contraire expriment « des assertions combinées avec des appréciations déterminées et plus ou moins nombreuses ». Nous avons trouvé à ce sujet dans leur travail une précieuse confirmation de ce que nous avions dit dans notre article du n° 3 sur le « substitut pratique de la cause ». D'après eux les philosophes qui en fouillant la notion de cause ont été conduits à n'y voir que l'antécédent constant ont eu le « tort de ne pas considérer un autre élément qui ne concourt pas moins à constituer le sens du mot cause dans le langage ordinaire ». La cause n'est « qu'une petite partie du groupe entier de circonstances dont la production d'ensemble précède constamment le fait lui-même. Une telle partie est choisie par nous et considérée séparément des autres, non parce qu'elle concourt plus que les autres à produire l'effet, mais parce qu'il nous importe de la tenir présente, soit comme étant la plus variable ou la plus modifiable, ou celle sur laquelle nous pouvons le plus aisément influer, soit comme étant celle que nous verrions le plus volontiers supprimée dans le dessein d'empêcher l'effet, ou produite dans celui de le provoquer, comme étant en définitive celle de la nécessité ou de l'indispensabilité de laquelle nous avons le plus grand motif d'être informés.» Ces remarques s'appliquent aisément à ce qu'on appelle la cause d'un accident. Elles rendent aussicompte du fait que « dans les sciences historiques et sociales la recherche des causes est si apte à conduire à des conséquences notablement différentes selon les sentiments et les préoccupations politiques ou morales du chercheur ». C'est ainsi que la responsabilité des charges énormes du budget français pourra être attribuée par les uns aux armements militaires, par les autres aux réformes scolaires, par d'autres encore aux expéditions coloniales, sans que ni de pures considérations de faits, ni des raisonnements abstraits puissent départager ces opinions.
Les auteurs montrent enfin que les « concepts », bien loin de se distinguer des « sensations » et des « images » tout uniment par leur caractère impersonnel, sont tels au contraire que « parmi les multiples éléments qui sont ou peuvent devenir présents à notre conscience dans une sensation ou une représentation donnée, nous dirigeons, dans l'acte de concevoir (con-cipere, be-greifen), notre attention sur quelques-uns d'entre eux... et que nous nous référons intentionnellement à ces éléments seuls dans les opérations que nous devons accomplir au moyen du concept même ». Le lecteur appliquera aisément cette remarque au travail exécuté sur des figures géométriques.

R. M. G.

APOLLON (avril 1910). — Cette revue russe si artistiquement éditée, dont les deux derniers numéros sont presque entièrement consacrés aux choses de France, publie un important article sur la philosophie française contemporaine. On nous permettra de citer un passage relatif au Spectateur, qui est d'ailleurs inséparable de la conclusion générale du travail :
« Si le philosophe ne peut songer à dominer la nature, ne peut-il pas du moins exercer sur l'activité humaine une action bienfaisante? Nous croyons qu'il peut et doit — pour réaliser plus complètement sa formule — en tant qu'il est un homme supérieurement raisonnable, faire sentir aux hommes les bienfaits de l'intelligence dans la conduite de la vie. Il le peut grâce à son discernement plus délicat du vrai et du faux, il le peut surtout grâce à l'impartialité de la Logique. Je ne sais si les collaborateurs d'une revue nouvelle, Le Spectateur, se proposent un but aussi élevé; ce qui est sûr, c'est qu'ils élaborent les moyens d'y atteindre...
« Sans analogie avec les courants philosophiques des autres nations, il ne faudrait pas croire que la philosophie française contemporaine ait aussi rompu avec les traditions de la pensée française. Tout au contraire la philosophie en France est redevenue française. Son œuvre est toute d'équilibre et de clarté. Elle sait faire à l'action sa part comme elle la fait à l'intelligence. Le pragmatisme absolu tend au scepticisme pour la connaissance, et pour l'activité au règne du pur instinct. Dans les doctrines nouvelles nous trouvons déjà une conciliation du pragmatisme et de l'intellectualisme, de l'instinct et de l'intelligence...»

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