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couverture de la revue Le Spectateur

Périodiques 11

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 14, juin 1910.

REVUE DES IDÉES (15 avril 1910). — C'est probablement surtout parce qu'il voit en elle une doctrine à tendance socialiste, « une théorie de spoliation », que M. Yves Guyot fait la critique de la morale de la solidarité, cette nouvelle venue parmi les morales dites scientitiques. Ses observations n'en sont pas pour cela moins intéressantes. Evidemment, lorsqu'on dit que nous avons une dette envers l'humanité, on entend le mot dette dans un sens autre que celui qui lui est donné dans l'usage courant; pourtant il ne s'agit pas, parce qu'un mot est commode et qu'il peut frapper les esprits, de l'employer en le vidant à peu près complètement de son contenu habituel. C'est là un procédé qui, dans une discussion, peut être excellent au point de vue du résultat à atteindre, mais qui ne résiste pas à la critique. Telle est la conclusion que nous tirons de l'étude de M. Y. G. sur la morale de la solidarité. La fraternité peut être un devoir, ce n'est pas une obligation qui puisse être codifiée; le mot solidarité est moins sentimental d'aspect, il est donc précieux pour ceux qui veulent étendre le domaine juridique au détriment du domaine purement moral. Il est très beau d'affirmer que nous sommes tous frères, il est plus pratique de dire : nous sommes solidaires, si l'on entend par là que nous avons les uns envers les autres une dette qu'il nous faut payer sous peine de tomber sous le coup de sanctions légales, tout comme l'emprunteur qui ne veut pas restituer à son prêteur. C'est précisément de la sorte qu'on entend la notion de solidarité, puisqu'on lui donne pour fondement cette idée que tout être humain est à sa naissance débiteur envers le passé. Il est vrai que nous tenons du passé beaucoup de choses excellentes, dont nous profitons, mais il nous en a légué aussi beaucoup de mauvaises. Raisonnablement, il est impossible d'admettre que nous soyons tenus d'une dette analogue pour les premières et pour les secondes; mais, demande M. Y. G., qui fera le choix entre les bonnes et les mauvaises créances, autrement dit, quand saurons-nous que nous sommes débiteurs? Et puis, à qui paierons-nous? Non à ceux qui nous ont donné, ils ne sont plus, mais « à tous ceux qui viendront après nous », dit M. Léon Bourgeois. Il faut au moins reconnaître que c'est là une dette d'une nature bien spéciale. Ce système « charge d'une dette des êtres qui ont peut-être reçu mais qui n'ont pas emprunté, et il les rend débiteurs, non pas de ceux qui ont prêté, mais de ceux qui, bien loin d'avoir prêté aux autres, sont insolvables ». M. Y. G. critique également la falsification de la notion juridique de quasi-contrat sur laquelle on s'appuie pour faire de la solidarité un devoir social codifiable. Et il conclut : « La doctrine de la solidarité est le contraire d'une doctrine morale: car l'acte de solidarité, au lieu d'être consenti, est extorqué. »

M. P.

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