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couverture de la revue Le Spectateur

Périodiques

Le Spectateur, n° 12, 1er avril 1910

Article paru dans Le Spectateur, n° 12, avril 1910.

ANNALES DE PHILOSOPHIE CHRÉTIENNE (mars 1910).

M. H. Brémond poursuit une intéressante étude qui constitue un plaidoyer pro Fenelone. L'article paru dans ce numéro doit tout spécialement retenir l'attention des lecteurs du Spectateur. Il a pour objet l'analyse du prestige de Bossuet, seul argument sérieux que l'on fasse valoir contre Fénelon; malheureusement la belle logique de l'évêque de Meaux « se complique de quelque magie » et ce sont ces sortilèges de Bossuet que M. Brémond veut mettre en lumière. Bossuet n'argumente pas toujours d'une façon très rigoureuse, pourtant il sait imposer ses conceptions; cela tient d'abord à ce qu'il ne propose que des conclusions contenant une dose suffisante de vraisemblance pour que le lecteur ne soit pas pris de l'envie de les contrôler et ensuite à ce qu'il maintient de force l'esprit du lecteur sur ces vraisemblances en l'endormant, en l'étourdissant, en l'enfiévrant, bref en lui enlevant tout moyen de contrôle.
Pour atteindre ce dernier résultat, Bossuet sait employer tour à tour « le style prophétique et dominateur, l'imperatoria brevitas, la faiblesse pathétique, le gonflement lyrique des mots, la volatilisation des difficultés, le brouillard étincelant, les récapitulations accablantes, les volte-face lyriques, les gémissements, les volte-face lyriques, les gémissements, insinuations et anathèmes sur les personnes ». Ce sont là « les sortilèges des grandes figures », qui, bien qu'ils ne soient pas des arguments, sont d'excellents moyens de capter les esprits. Il y a là une très bonne étude de l'usage auquel se prêtent les procédés de rhétorique, permettant de négliger les règles de la logique, sans qu'on ait l'apparence de les violer trop effrontément.
Le premier paragraphe que M. B. intitule les sortilèges des idées simples est encore plus important: nous y voyons comment on peut réduire à la plus extrême simplicité un problème très difficile. Bossuet ramène à une question de gros bon sens (l'absurdité qu'il y a pour un chrétien à renoncer par système aux actes distincts) un des problèmes les plus délicats de la mystique (de la suspension des puissances dans certains états d'oraison). Ailleurs, dans l'incertitude d'un érudit qui hésite sur le sens d'un mot, il découvre et dénonce des abîmes d'impiété (1). Du reste, Bossuet a à sa disposition « des incantations générales qui vont à nous désabuser une fois pour toutes » de ses adversaires. C'est alors surtout qu'il étourdit sans éclairer. Il déplore l'« ostentation de savoir, aussi dangereuse que vaine », quand les travaux d'un érudit n'aboutissent pas aux conclusions qu'il tient pour vraies; à Fénelon, cherchant à interpréter dans un bon sens le langage des mystiques, il reproche sa subtilité, ses vains raffinements, si éloignés de la simplicité de l'évangile, comme si toute subtilité était fausseté. Et à ce propos M. B. a bien vu pourquoi, malgré tout, Bossuet a eu gain de cause, c'est qu'en effet, il n'est pas subtil, lui, et que notre paresse instinctive s'en accommode fort. « Nous avons soif de lumière et de certitude prompte, nous appelons captieux un argument que nous ne savons pas résoudre; paradoxal, sophiste l'écrivain qui bouscule nos préjugés et dont l'esprit nous fait peur... L'opinion, reine du monde, est esclave des idées simples. Oui ou non, tout ou rien, parlez ainsi, la foule vous suivra toujours » et « nous sommes tous foule par quelque endroit ».

M. P.


REVUE DES IDÉES (15 février 1910)

De même qu'à côté du principe de la conservation de l'énergie les physiciens énoncent la loi de la dégradation de l'énergie, M. G. Matisse met en face de la loi de constance intellectuelle de M. Remy de Gourinont la loi de rétrécissement de l'intelligence humaine. D'après lui, « l'humanité,..., à mesure qu'elle s'éloigne de ses origines, qu'elle délaisse les conditions de la vie primitive, perd graduellement une de ses qualités, qualité primordiale de l'intelligence: la souplesse. »
Nous n'examinerons pas la portée scientifique de cette loi. Il manque assurément pour la démonstration rigoureuse de pareils énoncés (et l'auteur ne se le dissimule pas) des définitions précises, qualitativement et quantitativement, des éléments dont on affirme soit la constance, soit la variation dans un sens ou dans l'autre. Mais le point de vue original de M. M. ne lui en a pas moins suggéré plus d'une remarque instructive et susceptible de couper court à des préjugés très répandus: n'est-ce pas là ce qu'on peut attendre de mieux d'une telle « transposition, dans le monde moral, d'idées qui ont pris naissance d'abord dans l'étude des phénomènes du Cosmos » ?
M. Matisse a surtout recours, pour rendre compte de la disparition progressive de la souplesse intellectuelle, à la division du travail. Il montre fort bien qu'il ne faut pas conclure, du développement, si riche dans sa variété propre et dans ses conséquences sociales, des connaissances humaines, à une marche ascendante de l'intelligence personnelle. « C'est que la société atteint la variété par le nombre: elle est une forêt dont l'étendue s'accroît en proportion du nombre des arbres, mais dont la hauteur n'égale que celle de chacun d'eux, car les hauteurs ne s'ajoutent pas. »
L'aspect individuel de la division du travail, c'est la spécialisation à outrance, et il n'est pas difficile, dans l'industrie comme dans les sciences, d'en faire apercevoir les mauvais effets sur les facultés d'initiative.
Peut-être M. Matisse aurait-il pu encore aborder la question d'un autre point de vue. On peut en effet considérer l'intelligence comme le pouvoir départi à l'homme de suppléer à l'expérience, de la devancer ou encore de la dépasser. Or l'expérience, pour chacun de nous, comprend, en un certain sens, les renseignements que fournit la science élaborée par les intelligences d'élite des générations précédentes ou même contemporaines. Il s'ensuit que, plus la science générale se développe, moins l'intelligence individuelle semble avoir à s'exercer d'elle-même et menace par conséquent de se rouiller comme un instrument rarement employé. Le tableau séduisant que peint M. Matisse des découvertes de l'homme primitif, et auquel il n'est pas malaisé de trouver une contrepartie très caractéristique dans l'existence en tutelle des habitants de nos grandes villes, fait bien ressortir cette sorte de décadence.
Mais cette preuve nouvelle à l'appui de la thèse de l'auteur permet, croyons-nous, d'en reconnaître quelques excès. S'il est permis, pour déterminer nettement le rôle de l'intelligence, de l'opposer à l'expérience, il ne faut pas oublier que l'action mutuelle de l'intelligence et de l'expérience est en réalité une étroite compénétration. L'intelligence ne peut mettre à profit une expérience plus riche qu'à condition de se développer elle-même proportionnellement, en mettant à profit, pour se l'assimiler, toute l'expérience acquise jusqu'à un moment donné, en vue de se trouver à la hauteur des apports toujours nouveaux de l'expérience qui va suivre. Qu'on songe, par exemple, à l'intelligence, sinon inventive, du moins combinatrice, dont doit faire preuve ce même habitant de grande ville, que nous rabaissions tout à l'heure, pour se servir avec avantage et sans accident des inventions de toute sorte que la vapeur et l'électricité font intervenir dans sa vie quotidienne. Nous conclurons donc, un peu différemment de M. Matisse, que l'intelligence, sans progresser à la façon où on le croit naïvement, se transforme sans cesse pour s'adapter à des conditions de vie renouvelées par des causes diverses et en particulier par les phases antérieures de son propre développement.

M. L. T.


(1) Les mages ont-ils adoré l'enfant de Bethléem, c'est-à-dire au sens théologique du mot lui ont-ils rendu le culte de lâtrie, ont-ils reconnu sa divinité? Richard Simon se pose la question et, sans la résoudre, dit qu'elle ne peut être décidée qu'à l'aide du texte de l'évangile. Bossuet, dans une phrase habilement composée, lui objecte que c'est là « empêcher les fidèles d'adorer avec les mages leur Sauveur comme Dieu et comme homme au saint jour de l'Epiphanie ».

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