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couverture de la revue Le Spectateur

Périodiques 11

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 11, mars 1910.

REVUE DES IDÉES (15 décembre 1909 et 15 janvier 1910). — M. Jules de Gaultier, dans son étude sur la loi de constance et l'incalculable, répond aux deux critiques principales portées par M. Dumur sur la position adoptée dans la Dépendance de la Morale et l'Indépendance des mœurs. M. Dumur contestait l'identification formulée entre la part d'incalculable inhérente au fait de l'existence et le phénomène des mœurs considéré comme une dépendance de la biologie. M. de G. montre « l'apparition de l'incalculable dans le domaine où fleurissentles mœurs, au sens que l'on attribue essentiellement à ce terme », et se réclame à cet effet de ce « que les mœurs se greffent directement sur la série des phénomènes biologiques, apparue la dernière dans l'ordre de l'enchaînement causal. Le fait biologique conditionne le fait moral. Or, parmi la substance du fait biologique, à cette extrémité du développement de l'existence, l'histoire naturelle nous fait voir que du nouveau, de l'inédit, de l'incalculable s'est formulé avec l'apparition des espèces successives pendant le cours même des millénaires sur lesquels il est possible à l'observation scientifique de s'exercer ». - « Il semble donc bien, conclut M. de G., que le phénomène moral tel que je l'ai défini d'une façon toute nominale — la part irréductible d'incalculable qui se mêle au développement de l'existence - concorde, dans une certaine mesure, avec ce que l'opinion commune nomme aussi phénomène moral. » Il en résulte que la limite entre les phénomènes physiques et les phénomènes moraux est instable comme entre le calculable et l'incalculable, le devenu et le devenir. M. Dumur contestait en outre que les lois de constance biologique fussent compatibles avec le principe d'aléa impliqué, selon M. de G., dans le jeu de l'existence et qui a sa répercussion dans le phénomène des mœurs. M. de G. établit en premier lieu l'accord théorique des lois de constance avec le fait de l'incalculable. Cet accord est dû à ce que « nous ignorons selon quel rapport de puissance s'est formée, dans le phénomène général de l'existence, l'opposition entre la brutalité automatique du mécanisme physico-chimique et la spontanéité créatrice des forces biologiques ». Le fait de cette causalité inconnue rend non seulement possible mais nécessaire l'existence d'une part d'incalculable. — L'empirisme a confirmé cet accord. La multiplicité des agencements organiques constatés au cours de l'évolution en est une preuve. L'intelligence elle-même apparaît « comme une des mille et une mesures improvisées à la hâte et au hasard par la vie sous la menace d'un danger ». L'histoire enfin n'enseigne pas autre chose : « La pensée utile, dirait Nietzche, vient quand elle veut, non quand l'homme de génie la sollicite, elle surgit chez Newton et non chez Smith ou chez Johnson, parce que le déterminisme de la causalité antérieure, qui ne s'improvise pas, est autre chez Newton, autre chez Smith ou chez Johnson. » M. Jules de Gaultier a ainsi démontré l'absence d'incompatibilité entre l'existence des points fixes qui, en biologie comme en physique ou en logique, rendent l'univers saisissable et la part d'incalculable qui ouvre à la pensée des perspectives sans fin. REVUE DES IDÉES (15 janvier 1910). A propos d'un ethnographe oublié du xvin° siècle: S-N. Démeunier, M. A. van Gennep montre que les meilleurs esprits du xviiie siècle, et en particulier Montesquieu, ont compris la nécessité de la méthode comparative ou ethnographique, qui a permis à l'auteur de l'Esprit des Lois, mieux que les documents classiques et européens, de discerner de façon nette et détaillée les formes de début et de transition et de concevoir la complexité des activités humaines. Il cite de curieux extraits de l'Avertissement mis par Démeunier en tête de son Esprit des Usages et des Coutumes des différents peuples, etc. (1776), ceux-ci par exemple : « Un usage se dénature bientôt, mais communément il est raisonnable dans son origine; plusieurs sont le résultat de l'expérience des peuples; et pour mieux en découvrir les causes physiques ou les causes morales, on étudie les idées dominantes de l'époque. Cette influence des idées sur les coutumes apprend a l'observateur quelle est la métaphysique des diverses nations, et on explique très bien ensuite ce qu'il y a de singulier dans les mœurs... « En cherchant des raisons plausibles, on n'oublie point que cette méthode est sujette à des erreurs; et que la folie, le caprice et la corruption établissent un usage, ou le confirment par une loi, sans aucun motif. Outre ces raisons primitives on en trouve encore pour ne pas abolir les anciennes coutumes... « On évite les principes généraux; l'esprit de système serait ici très absurde... On se défie de la première impression que cause un usage étranger; car en refléchissant sur ceux qu'on traite d'abord d'extravagants et de fols, on est plus modéré. Un secret amour-propre nous séduit; il semble que nos coutumes et nos lois doivent servir de modèle à toutes les contrées; mais on sait que les pays les plus polis de l'Europe ont des usages qui nous surprendraient si nous les trouvions en Amérique ou parmi les Nègres... » Sans doute Démeunier a quelques-uns des préjugés de son temps : il est convaincu de la perfection de l'« état de nature », il croit que l'évolution des institutions est allée du simple au complexe, ce dont l'ethnographie moderne a démontré la fausseté, au point de vue, par exemple, des règles de politesse, des formalités d'affaires, des rites matrimoniaux, etc. Mais on doit lui savoir gré d'une tentative de classification rationnelle des faits ethnographiques et surtout de son attachement à la méthode évolutive. M. van Gennep note son « souci constant de montrer comment la forme de début d'une institution, d'une croyance ou d'une coutume s'est modifiée sous l'influence de divers facteurs de manière qu'elles ont pris des formes nouvelles qui, à leur tour, ont donné naissance à d'autres formes, puis à d'autres encore jusqu'à celles qui se constatent dans nos civilisations modernes... Démeunier a bien vu que les Grecs et les Latins des écrivains classiques sont les résultats d'une évolution qui a été longue et dont les stades antérieurs se retrouvent chez les demi-civilisés actuels. »

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