Variétés littéraires : Peinture et littérature

Une des observations favorites du Spectateur est que dans les jugements qui semblent être dominés le plus exclusivement par l'indépendance du goût personnel ou l'autonomie de la conscience morale, des circonstances de présentation matérielle peuvent exercer une grande influence. Nous citons sur ce point le témoignage du littérateur et critique d'art éminent qu'est M. Camille Mauclair.
« La peinture jouit d'un privilège, qui est refusé aux lettres: on peut l'envisager d'un seul regard, et toutes les pensées et les émotions qu'elle suscite se développent dans l'espace et se présentent simultanément. Il nous est loisible, devant la.Sixtine, l'Ecole d'Athènes ou l'amphithéâtre de la Sorbonne, d'entrer dans l'examen détaillé de chaque figure, mais nous pouvons nous reporter instantanément à l'ensemble pour mieux le comprendre en son style et sa place. Nous sommes toujours en présence de la totalité des volontés incluses dans l'œuvre. Ceci est refusé au livre, qui se développe dans le temps et ne s'incorpore à notre pensée.et à notre sensibilité que par les allusions successives de chacune de ses pages. L'œuvre est le portrait de son auteur, et ce portrait, nous ne pouvons le reconstituer que par le souvenir de nos impressions sériées : tout chapitre y ajoute un trait, mais la physionomie n'est nulle part entièrement visible. Quand il s'agit d'une longue, d'une somptueuse production littéraire, l'effort de mémoire est encore plus malaisé, et notre jugement s'altère parfois de ce fait qu'au cours des années nos émotions ont été menacées d'oubli. Le temps en a faussé les valeurs : nous cherchons à les restituer, nous voudrions pouvoir jeter un seul regard, définitif, sur l'architecture totale de ce palais des livres que nous avons apprécié pierre par pierre.
Ces réflexions me revenaient récemment alors que j'essayais de me figurer, sans en méconnaître une seule partie, cette fresque extraordinaire, unique dans notre époque, qu'est l'œuvre de M. Paul Adam... »

Camille Mauclair : « L'œuvre de M. Paul Adam ». — La Bévue, 15 avril 1914,