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couverture de la revue Le Spectateur

Paradoxes de la notion de danger

Article paru dans Le Spectateur, n° 35, mai 1912.

Le Préfet de Police adressait, il y a quelques mois, une circulaire à ses subordonnés pour leur prescrire de dresser des procès-verbaux de contravention aux automobilistes qui dépasseraient la vitesse réglementaire, au lieu de se contenter d'en dresser dans les cas d'accidents.
Cette mesure souleva de nombreuses et violentes protestations dans la presse. Ce sont les accidents, disait-on, qui importent, et non pas la vitesse. Tel chauffeur, maladroit ou étourdi, causera plus d'accidents, même à une allure modérée, que tel autre, attentif, expérimenté, doué de sang-froid, rapide et précis dans ses mouve- ments, marchât-il à une vitesse bien supérieure. Est-il juste, est-il même avisé de punir le second et d'atten- dre pour frapper le premier qu'un accident plus ou moins gravese soit produit de son fait ? Disons tout de suite qu'il ne nous semble pas que l'on doive accorder de valeur à cette argumentation. Est-il donc inutile d'en parler, nous ne le croyons pas non plus. Peu importe, en particulier, que ceux qui la présentaient dans les journaux ou la soutenaient dans la conversation fussent plus ou moins sérieux, plus ou moins de bonne foi, plus ou moins inspirés par tel ou tel intérêt personnel. Le fait est qu'en tout cas elle a arrêté l'attention de quelqu'un qui ne croit avoir aucune partialité sur le sujet et dont la sottise n'est sans doute pas sensiblement supérieure à celle de la moyenne des esprits qui concourent à l'opinion publique, à savoir celui qui écrit ces lignes : ce n'est qu'après une certaine réflexion qu'il a conclu que la valeur réelle des objections faites à la circulaire était inférieure à leur valeur apparente, ce qui ne veut pas dire du tout que cette dernière ne joue pas un role, des objections à rejeter en définitive pouvant parfaitement se présenter comme plausibles, comme « catadoxales », et exercer, comme telles, une action plus ou moins forte sur l'esprit commun. Le caractère plausible et le manque de valeur de l'argumentation en cause sont dús conjointement à une illusion fréquente de perspective mentale, de perspective dans le temps. Cette illusion, qui se rattache à ce que M. Clémenceau appelle spirituellement « la prévision du passé », se rencontre dans toutes les choses qui n'acquièrent qu'après coup leur vraie signification. C'est l'étude de cette illusion dans ses rapports avec l'idée de danger qu'il peut être intéressant d'étudier.

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Le but d'une réglementation comme celle qui porte sur la circulation des automobiles étant essentiellement de prévenir les accidents, ou, en d'autres termes, de diminuer les dangers d'accidents, il conviendrait évidemment de prendre cette notion de danger au moment où l'accident peut encore être évité. C'est énoncer là une lapalissade : et en effet tout le monde est bien d'accord sur le principe, tout le monde croit bien faire le petit travail qui consiste à se reporter en esprit avant le moment de l'accident. Mais précisément il est beaucoup plus facile de croire faire ce travail que de le faire en réalité.
Les seuls cas susceptibles d'arrêter l'attention étant ceux où un accident s'est réellement produit, et la seule période où on puisse examiner à tête reposée et en connaissance de cause les circonstances de cette production étant la période postérieure à celle-ci, il est presque impossible à l'esprit de se dépouiller complètement des informations acquises après coup et de se placer dans les conditions antérieures à l'évènement.
Le fait de l'accident ayant prouvé péremptoirement qu'il y avait danger et quelle était la nature du danger, la faute du conducteur se présente naturellemen comme très différente de ce qu'elle a été en réalité. Les circonstances dans lesquelles il se trouvait et auxquelles la suite des événements fait attribuer un caractère nettement exceptionnel lui apparaissaient peut-être très légitimement comme suffisamment normales pour ne nécessiter aucune précaution spéciale. Il nous semble maintenant que le conducteur, se trouvant en présence d'un danger donné, a commis la faute de passer outre: en fait, le plus souvent, sa faute, si même faute il y a eu, a été de ne pas apercevoir ou de mal évaluer le danger, ce danger, encore une fois, qui, après coup, semble évident à notre « prévision du passé ». Qu'on n'objecte pas d'ailleurs que cette faculté d'apercevoir le danger et de l'évaluer exactement est précisément une de celles qui distingue, dans le sens de l'objection primitive, les habiles des maladroits: il n'en subsiste pas moins que, toutes choses égales d'ailleurs, pour un même esprit, il est infiniment plus facile de disserter d'un danger réalisé en accident que du danger proprement dit, c'est-à-dire antérieur à l'accident.
En d'autres termes, la différence entre l'attitude mentale que celui qui réfléchit après coup à un accident souhaiterait avoir été celle de l'automobiliste avant l'accident, d'une part, et, d'autre part, celle que ce dernier a eu réellement, se présente en apparence comme portant sur les mesures prises en présence d'un certain état de choses, — tandis qu'en réalité cette différence porte sur la notion même de cet état de choses. Cette illusion revêt parfois une forme caractéristique, lorsqu'il s'agit de justifier la conduite d'un automobiliste coutumier des allures très rapides. A, dit-on peut se permettre ces vitesses parce qu'il est très prudent, qu'il sait, dans chaque cas, ce qu'il faut faire et qu'il est capable de le faire promptement et bien. Et, en disant cela, on songe plus ou moins explicitement aux différents cas qui peuvent se présenter et à la façon dont A aviserait dans chacun d'eux. Mais ce sont précisément là les cas les moins dangereux: ceux qui le sont vraiment, ce sont bien au contraire ceux qu'on ne prévoit pas. De plus, pour ceux mêmes qu'on prévoit, ce qui est à redouter, ce n'est pas tant, ou ce n'est pas seulement, de ne pas savoir se comporter en leur présence, c'est qu'ils surprennent à l'improviste, ou plutôt ne révèlent que par l'accident même, soit leur existence, soit leurs circonstances vraiment importantes. Si done on réunit tous ces éléments en un seul qu'on appellera le coefficient de péril, on devra conclure, non seulement que ce coefficient est difficilement et très imparfaitement évaluable avant le moment où il est malheureusement devenu inutile de l'évaluer, - mais surtout que, par une loi presque inéluctable, il a dû être, au moment psychologique, aperçu comme d'autant moindre qu'il était en réalité plus grand. Il convient d'insister sur ce paradoxe, particulier à l'idée de danger et sans doute à quelques idées analogues. Prenons un exemple encore plus simple que le précédent. Lorsque B me dit que telle grande place de Paris est plus facile à traverser que la plupart des rues du même quartier, moi qui ai des raisons de croire le contraire, je m'aperçois très nettement que le motif pour lequel B sous-évalue ainsi le danger de la place est précisément que ce danger est moins apparent, ce qui fait qu'en réalité il est plus grand : des voitures arrivant à l'improviste de directions différentes devront évidemment causer plus d'accidents que des voitures se suivant en flot continu dans une artère mouvementée, mais justement, dans ce dernier cas, la difficulté de la traversée, associée à l'image de la masse des voitures et combinée avec la nécessité de l'attente, produit une impression beaucoup plus forte sur l'esprit, impression qui fait conclure théoriquement à un danger plus grand, tandis qu'en réalité, étant génératrice de prudence, elle contribue directement à diminuer le danger. Un homme peut être meilleur qu'un autre quoique paraissant moins bon; le danger de la place est plus grand que celui de la rue parce que paraissant moins grand. L'opposition entre ce quoique et ce parce que marque l'opposition entre une idée normale, comme celle de bonté, et une idée paradoxale, comme celle de danger, ce caractère paradoxal étant dû à ce que le danger est un être de raison, quelque chose d'abstrait, qu'il nous est bien nécessaire d'évaluer tant bien que mal dans la pratique, mais qui, quand nous croyons le saisir sous une forme concrète, a en réalité complètement changé de nature. Le danger est la probabilité de l'accident, et on sait de reste que le calcul des probabilités est de beaucoup la partie des mathématiques qui renferme le plus de paradoxes.

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Tout cela montre le leurre que c'est de prendre comme point d'appui, dans les mesures destinées à diminuer Le nombre des accidents, les capacités que peuvent avoir les individus à les prévenir dans chaque cas particulier. Cet acte préventif exige en effet une prévision, dont l'exactitude ne nous semble suffisamment possible que parce que nous considérons tout naturellement pour l'évaluer un accident réellement advenu ou bien imaginé pour les besoins de la cause, et qui, dans l'un ou l'autre cas, acquiert, grâce à l'examen que nous en faisons, une netteté concrète qui ne saurait exister au moment de l'acte préventif. La base des mesures à prendre doit done être cherchée ailleurs, dans l'établissement d'un régime ou, pour des raisons indépendantes de la diversité des individus et de la multiplicité des circonstances particulières, la probabilité des accidents, et, au cas de leur événement, leur gravité, soient certainement diminuées. Une limite supérieure de la vitesse, à l'observation de laquelle l'autorité tient la main, remplit ces conditions. C'est là ce qui justifie la circulaire dont il a été question.

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Les remarques précédentes relatives à la notion de danger ne s'appliquent pas seulement dans des circonstances, comme celle de la circulation des automobiles, où les causes d'accidents possibles sont de variété relativement limitée. Elles s'appliqueraient bien davan- tage à des états de choses plus complexes: à la navigation, par exemple, où, pour éviter un Charybde ou quelque trajectoire d'iceberg, dont l'existence aura été révélée par une catastrophe antérieure, nous nous exposerons à un Scylla non moins redoutable ou à un danger nouveau X porté à son maximum par son indétermination même. Il en est de même en matière sociale, où la rivalité des partis et des hommes contribue à accroître encore notre croyance illusoire en la « prévision du passé ». « Pas étonnant, s'écriait-on il y a quelques années, qu'un faux comme la tiare de Saïtapharnes ait pu être accepté au Louvre puisqu'à la tête de cet établissement, somme toute technique, il y a un administrateur au lieu d'un savant. — Pas étonnant, dirent à peu pres les mêmes gens l'année dernière, que la Joconde ait pu disparaître du Louvre : à la tête de cette partie importante entre toutes de notre trésor national, c'est un administrateur. non pas un savant absorbé par ses études, qu'il eut fallu mettre. » Il en est encore ainsi dans les plus simples des erreurs, les erreurs par confusion. Comme, pour démontrer qu'il y a confusion entre deux idées, il faut bien énoncer et opposer ces deux idées, on s'imagine que l'erreur aurait consisté à ne pas comprendre la différence entre elles, tandis qu'en réalité les deux idées eussent apparu comme une seule.

Le caractère paradoxal de tous ces faits tient, on le voit, à la peine qu'a l'esprit à remonter le cours du temps et plus précisément à la difficulté qu'à celui qui sait à réaliser « l'hypothèse de l'ignorance ». L'illusion née de cette difficulté conduit à imputer la plus grande part de responsabilité dans les accidents (ou les erreurs), soit à ce qu'une mauvaise attitude a été adoptée en face d'un danger reconnu, alors que ce danger n'était pas reconnu, soit (et de façon plus insidieuse) à ce qu'un danger apparu n'a pas été bien évalué, alors que ce danger n'était pas apparu. En un mot elle conduit à exagérer la part des agents humains et a diminuer celle des circonstances de fait. Elle déconseille par suite les mesures destinées à modifier dans le sens d'un moindre risque l'ensemble de ces circonstances : nous voudrions avoir montré que ce peut sou- vent être à tort.

René Martin-Guelliot

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