
Optique historique
Article paru dans Le Spectateur, n° 48, juillet 1913.
J'entendais dernièrement une conférence faite par un médecin sur la mémoire et destinée à un public instruit mais non spécialiste. Le conférencier, homme qui m'a paru d'ailleurs très intelligent et bon observateur, passa par commencer en revue les différentes sciences auxquelles on est tenté de s'adresser pour avoir des renseignements sur la mémoire. La philosophie vint en bon rang, et, pour la discréditer définitivement, il rappela d'un ton léger la localisation de l'âme par Descartes dans la glande pinéale et quelques affirmations anatomiques et physiologiques du philosophe, qui en effet nous semblent aujourd'hui assez fantaisistes. Je ne tiens à défendre ni Descartes ni la philosophie; mais je crois bien ne pas me tromper historiquement en disant que, à l'époque dont il s'agissait, c'était précisément Descartes qui, très en avance sur ses contemporains, représentait presque à lui seul le point de vue préconisé par le conférencier. Je ne vous rappellerai pas l'histoire du veau que Descartes montrait a qui lui demandait de voir sa bibliothèque, ni ce beau passiage du Discours de la Méthode où il dit que c'est sur la médecine surtout qu'il faut compter si le bonheur de l'humanité doit être accru. Je m'imagine - et de plus savants historiens que moi le démontreraient sans doute — que les « philosophes » de ce temps-là devaient fortement blâmer Descartes de faire de la médecine là où il aurait dû faire de la philosophie. Une fois de plus, je ne m'occupe pas du fond de la question : évidemment Descartes a commis des erreurs médicales; ce qu'il y a de remarquable, c'est que, comme méthode, comme intention, son point de vue était celui même que le conférencier allait lui opposer directement. Un conférencier de son temps, favorable ou hostile à lui, aurait dans les deux cas complètement renversé les situations.
Je ne suis pas plus clérical que cartésien. Mais j'ai aussi toujours pensé qu'il était historiquement assez sot de reprocher à l'Eglise d'avoir méconnu la femme en invoquant les délibérations de ce concile de Lyon, de Bâle ou d'ailleurs, sur la question de savoir si les femmes ont une âme. Je m'imagine que les Pères de ce concile ont dû être considérés par le public laïque de l'époque comme très audacieux, très révolutionnaires.
Et Jeanne d'Arc, si c'était de nos jours qu'elle venait, ne croyez-vous pas que ce sont ses partisans d'aujourd'hui, les hommes d'ordre, qui la considéreraient comme une folle, et ne la brûleraient sans doute pas, mais l'enfermeraient? — Et un autre, plus grand qu'elle? Vous voyez bien que je ne suis pas clérical. Il est temps que je me taise et vous laisse le soin de remettre de l'ordre dans ce chaos.
P. Mathay