
Ontologie vulgaire
Article paru dans Le Spectateur, n° 48, juillet 1913.
Le sens commun est plus métaphysicien
que les métaphysiciens
VICTOR EGGER
« Je n'eus pas plus tôt lu le titre même de cette note an Comité du Spectateur que je fus harcelé d'objections : « Ontologie! vous oubliez que le Spectateur n'est pas une revue philosophique!
- « Certaine page jaune, qui devrait être fixée dans votre mémoire, dit d'ailleurs
qu'il ne traite pas les « grands problèmes » de la philosophie.. qu'il n'a pas pour objet de vulgariser les connaissances philosophiques..
Et vous voulez parler d'ontologie vulgaire! » - « Sans compter que les philosophes seront blessés que l'on trouve ici à l'ontologie quelque chose qui puisse être vulgaire ou du moins le devenir. »
- « Le malheur, répliquai-je, est bien plus grand qu'on ne se l'imagine dans les Académies, car le vulgaire se mêle de faire de l'ontologie, ou du moins en fait sans le savoir, tout comme M. Jourdain faisait de la prose, et, ce qui est plus coupable encore, c'est que ledit vulgaire se forge une ontologie à son usage, avec une ignorance complète de la métaphysique, qu'il ne semble même pas désirer connaître; tandis que M. Jourdain, s'il n'avait pas le bonheur de posséder la grammaire, témoignait du moins d'une louable envie de l'apprendre. »
Ce point de vue rendit le Comité indulgent; que le lecteur veuille bien l'être aussi, sans plus s'étonner de ce titre.
Comment appeler les mille problèmes quotidiennement posés par l'emploi continuel du verbe être (ou quelquefois exister) conjugue avec toutes sortes de sujets ?
Il fallut, à défaut d'an autre mot, recourir au vieux terme classique, le seul convenable pour totaliser les modalités du sens de ce verbe pris comme synonyme d'exister, en excluant les cas où il exprime seulement bien entendu, la formule il y a, synonyme d'être ou d'exister, et que bien des langues, le latin, l'allemand. l'anglais, traduisent par être.
A dire vrai, dans l'usage courant, les questions ontologiques sont plus souvent posées que résolues. On dit : il existe de tel maître tel et tel tableau, il y a de tel auteur tel ou tel roman, telle comédie, il y a tant de symphonies de tel musicien.
Et déjà à nous borner à l'examen de l'existence de ces diverses créations de l'esprit, trouverons-nous, sinon des difficultés, du moins des questions délicates.
L'idée de l'existence d'une œuvre matérielle, tableau, statue, palais, localisée, continuellement visible, paraîtra vulgairement parfaitement claire et ne laissant place à aucun doute. L'œuvre littéraire imprimée à des milliers d'exemplaires circulant continuellement n'a plus de place définie, unique, et qui lui appartienne en propre; de plus le texte n'est qu'une suite de repères et ne constitue pasl'œuvre elle-même, qui peut rester parfaitement inintelligible par un lecteur comprenant chacun des mots pris à part. Et dans quel état d'existence potentielle, pour ainsi dire, se trouve un ouvrage enseveli dans la poussière des bibliothèques et qu'on ne lit plus? N'a-t-il pas cessé d'exister comme un son dont les dernières vibrations se sont amorties?
Certes, si ce livre est exhumé, l'œuvre pourra revivre; mais s'il brûle, sa mort sera définitive, et de quand la dater en réalité?
Un ouvrage littéraire un peu long n'est gravé intégralement dans aucune mémoire, même pas celle de l'auteur; et chaque lecteur lui donne momentanément une vie réelle qui amène à la lumière de la pensée les mots et les phrases, successivement, comme passerait devant les yeux une bande cinématographique. Après comme avant la lecture, l'œuvre reprend son sommeil, vivant cependant fragmentairement dans une mémoire de plus.
Pour les pièces de théâtre un degré de plus que la lecture est nécessaire à leur véritable réalisation, à savoir la scène, et en cela elles se rapprochent des ouvrages de musique. Ces derniers ne sortent pas non plus de leur mutisme à la lecture, et rares sont les musiciens qui peuvent se donner une illusion même atténuée de l'audition, en parcourant des yeux une partition, dès qu'il s'agit du jeu simultané de plusieurs instruments.
Et si l'on considère l'exécution elle-même, elle dépend de nombreux éléments, technique individuelle et d'ensemble des instrumentistes, goût et science du chef d'orchestre, proportions de la salle; aussi presque jamais cette réalisation momentanée de l'œuvre n'est parfaite. Au contraire, un livre qui ne s'adresse qu'à l'intelligence sera lu de façon équivalente par mille lecteurs. Ne peut-on pas dire également que statues, tableaux, architectures, ne parlent à l'esprit à voix haute qu'à ceux qui sont en leur présence, que les reproductions en sont des réalisations atténuées et imparfaites, et qu'elles aussi ont leurs périodes d'absence?
Les œuvres de l'esprit, si matérielles soient-elles, sont donc soumises à des conditions d'existence semées d'ombres et de silences, au moins si on les considère comme des moyens de communication de la pensée, ou des langages.
Si l'on examine un autre ordre de choses telles que les lois physiques, les abstractions mathématiques (il est vrai que la foule y pense peu) on se trouvera face à face avec des fantômes peu saisissables. Combien d'élèves de mathématiques, abusés par les termes, sont convaincus que les nombres réels « existent », tandis que les nombres imaginaires « n'existent pas» ? Combien considèrent d'emblée les lois physiques comme des entités indépendantes des phénomènes ? Combien s'imaginent que les forces considérées d'une manière abstraite en mécanique rationnelle suivent effectivement en pratique les artifices de composition ou de décomposition qu'on suppose pour les étudier ? Et l'on perd de vue quelquefois qu'à chaque élément de matière restent attachées les forces élémentaires, et qu'il ne se passe rien de spécial au centre de gravité, par exemple, pas plus qu'au centre d'inertie, etc.
De même dans le langage, quelle modalité d'existence peut-on attribuer aux lettres, aux mots, aux règles de grammaire ou de syntaxe ? - dans la vie de tous les jours, comment comprendre l'existence de la mode, des « courants d'idées », de « l'opinion publique »?
L'on ne fait ici que poser mille questions sans aborder les difficultés ou les subtilités inséparables des réponses, mais ces points d'interrogation pourront suffire à mettre en évidence les modalités fuyantes et complexes du sens profond attaché aux formules si simples : il y a... il existe... telle chose est.
Même en se placant à un point de vue strictement humain, sans chercher à se dégager ni du témoignage des sens ni des phénomènes d'optique mentale, c'est-à-dire en abordant ces recherches de la facon la plus terre à terre, la plus restreinte, il sera toujours difficile de limiter le réel en des conceptions claires. Les réflexions auxquelles chacun se livrera à ce sujet seront fécondes pour le travail mental, même si les réponses trouvées paraissent incomplètes et imparfaites.
Olry Collet.