Observations sur l'étude des langues
Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 55, mars 1914.
Je puis confirmer par mes observations personnelles ce que vous dites sur les illusions de difficulté, spécialement en ce qui concerne les langues. Un peu avant ma vingtième année, j'ai fait d'assez longs séjours dans des milieux très fréquentés par des-Anglo-Saxons. Bien que lisant quelque peu l'anglais, je ne comprenais rien à ce qu'ils disaient, mais surtout j'avais l'impression absolument nette et réfractaire à tout raisonnement que l'apprentissage de l'anglais parlé était quelque chose de radicalement impossible si on ne l'avait pas commencé avant l'adolescence. Je considérais comme des phénomènes les rares Français que j'entendais converser avec des Anglais, et je crois bien que je les soupçonnais de quelque bluff, malgré la succession des questions et des réponses dont j'étais le témoin inintelligent. Or deux ou trois ans plus tard, je fus appelé pour mes affaires dans de petites villes d'Italie, puis d'Espagne, où il me fallut bien, nécessité fait loi, me hasarder dans les langues de ces pays. Je m'y hasardai, après un peu d'hésitation, et non sans succès. Mon dogme sur l'impossibilité d'apprendre les langues fut ébranlé, et, bien que l'anglais me semblât toujours une langue hérissant sa prononciation contre tous les assaillants, j'en vins, par suite de circonstances sans intérêt pour vous, à m'y essayer aussi, d'abord seulement en vue de la langue écrite, puis, de fil en aiguille, aussi en vue de la langue parlée. Et maintenant je n'ai aucune peine à me faire entendre en cette langue, et guère à entendre.
Cette expérience n'a rien d'extraordinaire et m'est sans doute commune avec beaucoup. Mais la lecture de votre article m'a incité à vous la communiquer, parce qu'il me semble y voir assez bien reproduites les phases que vous avez décrites : conscience très nette de l'impossibilité de la chose, renoncement par suite à la tenter, circonstances fortuites (mes voyages en Italie, etc.) créant des détours et des étapes ramenant d'un autre côté à la chose, enfin succès contredisant absolument la première impression d'impossibilité. Je m'amuse quelquefois, car ces questions de psychologie m'intéressent fort, à me remémorer ce sentiment d'impossibilité que j'avais autrefois. Je dis sentiment, parce que la mémoire, je l'ai très nettement, tandis qu'il me faut un effort, pas toujours heureux, pour ressentir réellement ce que je ressentais.
Je crois que ces petites observations ont un intérêt pratique. Elles en ont du moins pour moi. J'ai eu souvent l'occasion de me dire devant une affaire embrouillée, une étude obscure : Allons, courage, ça va peut-être être comme pour l'anglais. Je le dis aussi quelquefois à dès amis, mais la plupart du temps ils ne me croient pas, ou plutôt ils ne me comprennent pas.
Voici une autre observation. Bien qu'elle ne se rap- porte pas directement à votre article, je vous la soumets parce qu'il s'agit aussi de l'étude pratique des langues. Mais c'est plutôt une illusion de facilité. C'est en Italie et en Espagne que je l'ai constatée chez des Français. Ces Français n'avaient jamais eu l'occasion de parler ou d'écrire la langue du pays, mais seulement de l'entendre et surtout de la lire. Or, ils passaient sans difficulté, sans hésititation même, du mot italien ou espagnol au mot de leur langue maternelle. Ils voyaient tout de suite la lettre à enlever, à transformer où à ajouter pour arriver à la forme qui leur était familière. Aussi concluaient-ils de là tout naturellement que le passage en sens inverse serait aussi facile ou presque. Je dis concluaient, mais bien entendu c'était une impression qu'ils avaient ainsi. Ensuite ils devaient en rabattre, lorsqu'ils voyaient qu'on ne les comprenait pas : mais certainement ils atttibuaient quelque mauvaise volonté à leurs interlocuteurs indigènes ; car pour eux la chose était un axiome, la symétrie entre les deux opérations leur semblait parfaite. Ils ne voyaient pas que dans le voyage, comme vous dites, entre le connu et l'inconnu, le sens, la direction, importe énormément: et cependant, dans un cas on sait où l'on va, dans l'autre on ne le sait pas. Mais on ne songe pas à cela : on applique tout naturellement au second cas l'impression de facilité qu'on a ressentie dans le premier.
G. Berger.