
Notes de logique
Article paru dans Le Spectateur, n° 4, septembre 1913.
A propos du livre de MM. HUBERT et VAN DE WAELE. Les principales théories de la logique contemporaine (1).
Si la valeur d'un ouvrage est indépendante de toute considération extérieure à cet ouvrage, son importance par contre, peut tenir tout entière dans les circonstances qui ont entouré sa parution. Ces différents aspects d'un ouvrage ne se doivent pas confondre, ainsi qu'on le fait trop souvent, et les distinguer permet au critique quelle que soit son appréciation de valeur, de n'envisager un ouvrage que comme revélateur d'un état d'esprit, d'un mouvement intellectuel, d'une tendance, etc., etc. — Tout ceci pour nous excuser auprès de MM. Hubert et van de Waele de parler durant plusieurs pages d'un ouvrage, dont malgré le réel mérite, nous n'admettons ni la méthode, ni les idées. Mais leur ouvrage prend une importance réelle et mérite par là notre attention, grâce au caractère nettement officiel avec lequel il se présente au public; caractère qu'il tire tant de la récompense dont l'a honoré l'Académie des Sciences morales et politiques, que du sujet traité lui-même, qui donne à cette récompense une signification plus forte et redouble pour ainsi dire son officialité. Une récompense officielle, en effet, ne donne pas toujours un caractère officiel à l'ouvrage récompensé; il faut encore que l'ouvrage se prête à recevoir un semblable caractère, et à ce que la récompense qui lui est accordée soit bien la marque d'une adhésion aux idées qui y sont exprimées. Une académie peut certes récompenser une œuvre sans rien admettre des idées que cette œuvre contient et ce qui sera uniquement récompensé alors c'est le talent de l'auteur. C'est ainsi que pourraient être officiellement récompensés un travail sur l'habitude, sur le devoir, sur le syllogisme, à la façon dont le peuvent être un poème ou un roman. Cette distinction entre le talent d'un auteur que l'on récompense et ses idées que l'on peut repousser est possible même dans certains travaux historiques, mais dans l'ouvrage de MM. Hubert et van de Waele elle ne peut pas être faite. Cet ouvrage en effet est par sa nature même entièrement impersonnel et ne permet pas au talent des auteurs de se manifester. C'est un simple rapport sur la logique contemporaine, et, en récompensant ce rapport il semble bien qu'il n'y a que le plan général de ce rapport, les renseignements qu'il nous donne et les conclusions qu'il propose qui soient susceptibles d'être récompensés. Le rapport de MM. Hubert et van de Waele apparaît donc dès lors comme une sorte de rapport officiel sur les théories de la logique contemporaine. Les opinions qui y sont données, les jugements qui y sont portés, risquent d'être considérés comme des jugements et des opinions officiels; les oublis, et nous en verrons de graves, pourront être tenus comme une preuve que les écoles ou les auteurs oubliés ne comptent pas officiellement. — Nous ne parlons pas au hasard et nous savons que dès maintenant ce livre a été consulté comme un livre officiel. - Il y a des chances pour que cela continue... et l'on sait le privilège « religieux» dont jouissent les idées officielles. Après quelques considérations générales MM. Hubert et van de Waele se préoccupent de classer les écoles et les auteurs qu'ils vont étudier. Ils examineront les trois grandes écoles répondant surtout à la langue dont les auteurs se sont servis : Allemand, Anglais, Français. La classification n'est certes pas très rigoureuse mais elle en vaut une autre et aurait été très acceptable si l'on avait pris soin de la justifier. Il aurait fallu nous montrer que dans l'élaboration de leur logique les Allemands, les Anglais et les Français ne se départissaient point de certaines habitudes d'esprit et qu'ainsi les différentes logiques allemande, anglaise, française se rattachaient à la tradition intellectuelle des peuples qui les avaient fondées. Cela certes ne saurait suffire et un tel essai risquait fort de n'aboutir, outre des réflexions assurément intéressantes, qu'à des explications extérieures et accidentelles sans parvenir à entamer la réalité logique proprement dite. Mais on aurait dû pousser plus loin, et, se plaçant alors en plein domaine logique, poursuivre sous les différences « acceptées » entre les logiques allemande, anglaise et française l'influence, non seulement d'une mentalité, presque toujours impossible à analyser rigoureusement; mais d'une langue allemande, anglaise et française. MM. Hubert et van de Waele déclarent (et avec raison, selon nous) que les rapports du langage et de la pensée sont un des problèmes capitaux de la logique. La connaissance qu'ils ont de différentes langues, et de la philosophie des peuples parlant ces langues leur fournissait l'occasion d'étudier ces rapports en quelque sorte expérimentalement en recherchant le rôle de ces logiques spéciales que sont les langues dans l'édification d'une logique qui se veut universelle. Nos catégories grammaticales par exemple ne nous influencent-elles point dans le rôle logique que nous attribuons et que nous faisons jouer à la copule, au sujet, au prédicat?? etc., etc. Enfin c'eût été une justification de leur classification qui telle qu'ils nous la donnent apparaît trop arbitraire. Avant d'aller plus loin nous tenons à signaler, en acceptant la classification de MM. Hubert et van de Waele, l'oubli complet de l'école Italienne, et l'oubli non moins complet, à quelque pays qu'on eût cru devoir en attribuer la découverte, de la logistique. Si ces deux oublis vraiment étranges sont une condamnation il eût fallu tout au moins nous en donner les motifs. L'école allemande classée la première comprend six groupements : Le réalisme naïf, la théorie idéaliste absolue, les néo- Kantiens, la théorie de l'immanence, Lotze, Sigwart, Benno Erdmann, Jules Bergmann, étudiés à part, le réalisme transcendental, l'empiro-criticisme. Dans l'école anglaise trois groupements : Le réalisme, l'idéalisme, le pragmatisme. Quant à l'école française elle se laisse « moins que toute autre classer en écoles définies ». On pourrait y reconnaître « quelques groupes tels que les positivistes ou les néo-criticistes » « mais le plus grand nombre d'auteurs ne pourraient s'adapter à l'un ou l'autre de ces cadres, ils sont donc étudiés isolément. Cependant l'école néo-scholastique se déliminant assez nettement est étudiée en tant qu'école. Telles sont les principales divisions du rapport de MM. Hubert et van de Waele. Une simple lecture de ce rapport, et la vue seule des titres dont ils se servent pour symboliser les différentes écoles, nous montre tout de suite qu'ils n'entendent point par logique ce que l'on entend généralement par ce mot. La logique semble pour eux se ramener tout entière à la théorie de la connaissance et bien souvent au cours de leur ouvrage ils négligent de nous renseigner sur la logique proprement dite des auteurs qu'ils étudient pour s'étendre longuement sur la conception que ces auteurs se sont pu faire de la réalité ou de la vérité. Leur rapport pourrait s'intituler très exactement : « les théories de la connaissance chez quelques logiciens contemporains ». Or la logique tend de plus en plus à sortir du domaine de la métaphysique, et les logiciens, en tant que logiciens, ne sont pas plus qualifiés à donner leur opinion sur la connaissance qu'ils ne le sont à la donner sur une question de morale ou d'esthétique. La plupart se récusent eux-mêmes sur ce sujet et proclament que la valeur des jugements ou des raisonnements logiques est entièrement indépendante de la vérité ou de la réalité. Cependant étant donné que certains logiciens contemporains ont une théorie de la connaissance, MM. Hubert et van de Vaele pouvaient trouver intérêt à l'étudier. Mais pour que leur étude reste cependant dans le domaine de la logique ils eussent dù considérer les théories de la connaissance construites par ces logiciens comme une application de leur logique, et nous montrer les rapports qu'il y avait entre la manière dont ils concevaient le jugement et le raisonnement et la manière dont ils jugeaient et raisonnaient. La métaphysique en effet, sans être d'ailleurs privilégiée sous ce rapport, peut comme toute autre discipline intéresser un logicien, mais à la seule condition de n'être envisagée que comme une application de procédés de logique. C'est ce que n'ont pas fait MM. Hubert et van de Waele: ils ne nous donnent pas les arguments des logiciens dans l'édification de leurs théories de la connaissance, mais leurs seules opinions sur la connaissance, et par là même ils restent presque toujours entièrement en dehors de la logique. Nous disons presque toujours, car il faut reconnaître que tout en traitant surtout de la théorie de la connaissance MM. Hubert et van de Waele nous parlent aussi quelquefois de logique proprement dite. Mais alors les renseignements qu'ils nous donnent sont confus et incomplets. S'ils ont des oublis regrettables ils étudient par contre une quantité d'auteurs sans importance ou se perdent dans d'inutiles digressions. Les quelques réflexions que l'on devine qui eussent pu être intéressantes ne le sont cependant point faute d'être « poussées ». Leur analyse est généralement superficielle et ils ne nous donnent presque rien de définitif. L'on dirait souvent qu'en écrivant ce rapport ils ont voulu s'adresser à des lecteurs qui seraient très au courant des écoles et des auteurs dont ils allaient les entretenir. Il nous semble pourtant qu'il ne devrait point en être ainsi. Un pareil rapport relatant « dans leur ensemble » les principales théories de la logique contemporaine ne saurait s'adresser aux historiens de la logique, mais à ceux-là seuls qui, logiciens ou s'intéressant à la logique, sans être historiens auraient été heureux de trouver dans ce rapport un moyen de comparer leurs efforts à ceux des logiciens voisins, et de se classer eux-mêmes. Or cela est impossible car sur aucune école, sur aucun auteur nous n'avons de renseignements assez précis pour être utilisables (2). Nous avons déjà parlé plus haut des omissions de MM. Hubert et van de Waele. D'autres que nous les remarqueront mieux sans doute dans les écoles anglaises et allemandes mais pour l'école française, par exemple, n'est-il point singulier que l'école néo-scholastique qui y est rattachée soit expédiée en quelques pages et que le principal intérêt qu'on lui reconnaisse soit « de maintenir le réalisme » ! Et que penser d'une étude sur les logiciens français contemporains dans laquelle M. Couturat par exemple n'est pas même nommé? (3) A la suite de leur rapport MM. Hubert et van de Waele nous donnent une conclusion dans laquelle ramenant encore la logique à la théorie de la connaissance ils se demandent si leur point de départ pour l'établir sera la notion de réalité ou de vérité ? Il est regrettable d'ailleurs que dans cette conclusion ils ne nous aient encore donné que des remarques superficielles car certaines d'entre elles auraient présenté un véritable intérêt à être développées : par exempleà propos du « jugement impersonnel » ou bien encore à propos de la « substitution dans les opérations logiques » (4). Nous ne voudrions point que notre critique parût trop sévère à MM. Hubert et van de Waele ni surtout qu'elle leur parût dépasser les limites que nous voulons lui assigner. Elle s'adresse uniquement à leur livre : théories de la logique contemporaine, et nullement à leur valeur ni à leur talent philosophiques qui sont complètement hors de cause en cette aventure. Qu'ils ne prennent nos réflexions que pour celles d'un lecteur déçu de n'avoir point trouvé dans un ouvrage « officiellement récompensé » ce qu'il se croyait en droit d'y chercher.
VINCENT MUSELLI.
(1) Paris, F. Alcan, 1909 (Ouvrage récompensé par l'Académie des Sciences morales et politiques).
(2) Pour n'avouer point que nous parlons pour nous-mêmes et que notre attente fut souvent déçue à la lecture de cet ouvrage. Pour n'en donner qu'un exemple, nous eussions trouvé un grand intérêt a une sérieuse étude de l'école allemande: l'empiro criticisme. Car tout en nous en éloignant sur beaucoup de points importants, il semble bien que tout au moins la façon dont au Spectateur nous posons les problèmes de logique ait de grandes analogies avec celle d'Avenarius et de Mach. Cependant MM. Hubert et van de Waele ne nous donnent rien d'assez précis, ni d'assez typique pour que l'on s'en puisse contenter. Ils pourront nous répondre que chaque auteur peut compléter pour lui-même les renseignements sur l'école qui l'intéresse? précisément le but d'un rapport n'est point d'éveiller la curiosité, mais de la satisfaire.
(3) A propos des Français MM. Hubert et van de Waele déclarent qu'ils sont plutôt psychologues que logiciens. Cette remarque qui est fausse peut être cependant la conclusion d'observations qui sont justes. Il est certain que les logiciens français ne sont point métaphysiciens au sens ordinaire de ce mot. Ils savent que la logique n'est point une institution qui tombera toute faite d'un ciel philosophique; mais que, de même que la science et l'art n'existent que par les efforts des savants et des artistes, la logique ne saurait exister qu'en tant que les logiciens la construiront eux-mêmes. Pour ce faire ils observent, et s'ils peuvent ils expérimentent, tâchant de connaître toujours mieux les matériaux qu'ils emploient et les instruments dont ils se servent. Cette tendance pratique est certes conforme à la tradition des logiciens français; elle se manifeste très nettement chez Condillac, aussi chez Pascal, également chez quelques cartésiens et chez bien d'autres, mais elle n'est point l'apanage exclusif des Français. Nous la retrouverions par exemple chez Leibnitz; chez les scholastiques (qui ne peuvent guère être appelés philosophes français) et certainement aussi chezles anciens. Cette manière d'envisager la logique, si parmi les modernes on la rencontre surtout chez les Français, a toujours été la manière de tout vrai logicien et cette manière est la seule légitime et la seule féconde. Puisqu'en effet la logique n'est nulle part établie mais que ce sera toujours à nous de la faire nous devons en chercher les éléments partout où nous pourrons les rencontrer c'est-à-dire dans tous les modes possibles d'idées, de jugements, de raisonnements. Nous ne devons séparer la logique ni de la dialectique, ni de la « rhétorique », ni du langage, etc., etc. Enfin étudier toutes ses manifestations sans nous demander si d'un point de vue extra logique elles sont valides ou non. La tactique ne reste-t-elle point la même pour un militaire, que la guerre soit juste ou injuste, et pour un médecin les effets de la cigue ne sont-ils point exactement pareils qu'il s'agisse de la maladresse d'une ménagère, d'un banal assassinat, ou de la mort volontaire de Socrate. Voilà bien des métaphores et les métaphores ne prouvent rien mais elles
seules peuvent indiquer une tendance qui sous son apparente unité est cependant trop complexe pour etre definie. C'est pourquoi encore, songeant au caractère étroitement et faussement normatif que les métaphysiciens voudraient voir à la logique, nous dirons que l'attitude du véritable logicien est analogue à celle de l'artiste qui sait que tout est sujet d'art et que la beauté esthétique peut être tirée indifféremment de choses qui dans la nature sont belles ou laides : et analogue aussi à celle de l'ingénieur qui n'allant point imaginer que tels ou tels matériaux sont bons ou mauvais en eux-mêmes n'en veut connaître que les propriétés pratiques et l'aptitude à s'adapter à telle ou telle fin.
On voit donc que la logique n'est en rien une métaphysique. Mais il est aussi injuste de conclure de là qu'elle est une psychologie. Certes le logicien doit pousser son analyse des phénomènes logiques le plus loin qu'il le peut et tâcher de discerner les raisons lointaines de telle façon de concevoir, de juger, de raisonner, Il est possible que son analyse lui révèle l'existence d'éléments tant intellectuels que même d'origine sentimentale (crainte ou désir), généralement étudiés par le psychologue voire par le sociologue. Mais le logicien étudie non ces éléments en eux-mêmes, mais seulement le rôle qu'ils peuvent jouer dans un fonctionnement logique. Mil. Hubert et van de Waele nous permettront de citer ce qui a été dit dans cette revue même pour expliquer les mots logique expérimentale dont on avait justement qualifié les essais du Spec- lateur :
« Discipline expérimentale parce qu'elle prend toujours dans l'observation son objet propre, c'est-à-dire les enchaînements intellectuels, mais discipline restant une logique parce qu'elle cherche les conditions de ces enchaînements une fois qu'ils sont constatés, non pas tant dans leur milieu psychologique (ou, aurions-nous pu ajouter, dans leur milieu social) que dans la structure propre des idées, des jugements et des raisonnements qui y figurent. » Le Spectateur, n°3, projet d'enquête, p.106.
C'est ainsi : Si la logique ne peut se réduire à la métaphysique, elle ne peut se réduire davantage à la psychologie (ou à la sociologie). Les phénomènes logiques peuvent se passer dans le domaine psychologique et social. Mais la logique garde son indépendance et n'est pour cela partie ni de la psychologie, ni de la sociologie. Nous pourrions en chercher les raisons qui sont multiples ; mais nous n'en voulons indiquer qu'une : c'est que la psychologie comme la sociologie sont des sciences descriptives; alors que la logique reste au sens le plus riche de ces termes : un art, une industrie, un exercice.
(4) C'est d'ailleurs une idée intéressante de MM.Hubert et van de Waele de montrer qu'on a tenté d'expliquer les procédés du raisonnement tantôt par la subordination tantôt par la substitution. Chacun de ces termes aurait dû être analysé et le terme subordination par exemple contient au moins deux significations : subordination inférieur à supérieur ou contenu à contenant. Ces deux tentatives d'explication ne sont point d'ailleurs opposées, comme semblent le croire MM. Hubert et van de Waele, mais peuvent se compléter. Mais l'une comme l'autre et les deux réunies ne pourraient expliquer que le mécanisme extérieur du raisonnement sans rendre vraiment compte de sa vertu logique.