aller directement au contenu principal
couverture de la revue Le Spectateur

Note sur l'abstention et les fictions parlementaires

Article paru dans Le Spectateur, n° 51, novembre 1913.


Un lecteur bienveillant me fait part de ses doutes au sujet de la réduction que j'ai tentée (voir Spectateur de juillet) de l'abtention à la collaboration. Il ne nie pas que juridiquement la solidarité soit parfaite entre tous les membres d'une assemblée délibérante; il n'ignore pas que les auteurs multiples d'une loi portent un nom collectif et impersonnel, il sait qu'en les désignant comme le législateur la fiction parlementaire les rend tous, quelle qu'ait été leur attitude au cours des débats, responsables dans une égale mesure de la loi qui en est issue. Mais mon correspondant se pose, ce qui est son droit, une question que j'avais réservée en usant, de mon côté, d'un droit qu'il ne saurait contester et qu'il ne songe pas à mettre en doute. « Jusqu'à quel point, se demande-t-il, la fiction parlementaire à laquelle vous faites allusion est-elle légitime? » Et il part de là pour soulever le délicat et difficile problème de la fiction parlementaire et juridique, de la fiction en général, du rôle qu'elle joue dans la vie sociale (et j'ajouterai individuelle) — et pour lui répondre, il faudrait un livre, et pour écrire ce livre, des méditations et des études auxquelles, en dépit de l'intérêt que mérite de provo- quer cette question, je ne me suis pas encore livré. Une théorie de la fiction ne s'improvise pas; si beau et tem- tant que soit le sujet, force nous est de n'examiner ici que le point particulier signalé par notre correspondant.
Il me permettra tout d'abord de lui montrer le lien oui rattache ma théorie de la collaboration des partis au sein d'une Assemblée et celle de l'abstention qui en dérive aux observations que j'ai proposées aux lecteurs de cette revue, il y a plusieurs années déjà, sur la cause oppositionnelle. Sitôt que plusieurs individus y participent, on peut dire que le résultat d'une action quelconque ne dépend pas moins de ceux qui s'y sont oppo sés que de ceux qui l'ont favorisée et en ont pris l'initiative. Le résultat d'une action collective ne saurait être en effet qu'un compromis. A supposer même (ce qui ne se voit guère dans une assemblée politique, mais ce qui est le cas des conseils d'administration par exemple) que tous soient d'accord sur le but qu'ils poursuivent, il ne se peut guère que les avis ne diffèrent sitôt que l'on envisage les moyens qu'il conviendra de mettre en œuvre, et que le problème, posé d'abord dans sa totalité, se morcelle et se réduit en sous-problèmes. - Tel est le fait.
Il suffit, semble-t-il, à justifier la fiction parlementaire de la solidarité du législateur. Il serait juste que les initiateurs d'une loi en portassent seuls la responsabilité s'ils en étaient les seuls auteurs et si la loi, telle qu'elle sort des délibérations et des votes de l'Assemblée, était, sans diminution, restriction ni adjonction, leur œuvre, si, en un mot, le résultat obtenu était bien le résultat qu'ils avaient poursuivi. Il suffit de comparer le texte définitif au projet initial pour se rendre compte des changements qui ont été introduits et des effets que produit, sous le nom de compromis, la cause oppositionnelle dans tous les débats parlementaires. C'est là que se trouve la justification de la solidarité du législateur. C'est une des fictions fondamentales du parlementa- risme. Il en est de plus contestables. Mais je proposerais de distinguer entre la légitimité théorique qu'à l'examen on peut reconnaitre ou refuser à ces fictions et la légitimité pratique qu'elles ont presque toujours puisqu'elles émanent des faits et ne font guère qu'exprimer les nécessités de la vie en commun de gens dont le métier est de défendre et représenter des idées ou des intérêts qui se combattent. Légitimités théorique et pratique ne se confondent pas, mais il ne faudrait pas les croire nécessairement inconciliables, et en reconnaissant que le caractère de l'une est plus rigoureusement logique, que celui de l'autre est plutôt social et qu'il y a une part de convenance, avec la part de convention que comporte toute convenance, je pense que j'aurai donné satisfaction à mon correspondant.

Jean Florence.

Retour à la revue Le Spectateur