
Note R. M. G.
Article paru dans Le Spectateur, n° 49, septembre 1913.
Je voudrais essayer à mon tour de donner quelque satisfaction au desideratum exprimé par M. Brignac dans la dernière phrase qu'on vient de lire; - en cherchant maintenant non plus à découvrir les raisons de l'emploi, celles surtout du succès auprés des lecteurs ou des interlocuteurs de l'argument d'insuffisance, mais bien à distinguer les cas où il est valable, ceux où on doit en bonne logique repousser une proposition, un projet qualifiable d' « insuffisant », d'avec ceux où, d'ailleurs présenté de bonne ou de mauvaise foi, il ne doit pas influer sur la décision.
Ce problème est moins intéressant que celui qu'ont traité Marcel Pareau et Jean-Paulhan, parce que tout esprit, assez avisé pour reconnaître l'emploi de l'argument d'insuffisance, aura sans doute à plus forte raison assez de bon sens pour savoir dans chaque cas particulier de la pratique s'il est admissible ou non, de sorte que la seule difficulté qu'il y a à le traiter est d'ordre en quelque sorte matériel et consiste à réunir un nombre assez grand de cas typiques pour que les cas pratiques puissent s'y rattacher tous utilement. D'ailleurs c'est précisément la solution du problème déjà traité qui doit nous fournir le point de dépárt pour celui-ci. Relisons la dernière phrase de M. Pareau : «... c'est tout naturellement qu'en prévision de l'issue on considère plus volontiers la suffisance que la nécessité des conditions, et la première notion, parce que plus importante pour le résultat, empiète sur la seconde et la recouvre complètement. » Ainsi, étant donné que pratiquement la nécessité ne sert de rien sans la suffisance, l'esprit s'habitue à ne compter pour rien la seule nécessité, à identifier la notion générale de condition avec la notion plus particulière de condition suffisante. Or, comme toutes les habitudes intellectuelles issues de la pratique, celle-là est inattaquable, irréprochable, tant que subsiste l'état de choses qui lui a donné naissance: certes, on peut bien alors signaler une « confusion » répréhensible au point de vue théorique, mais l'esprit poursuivant un problème pratique répondrait très légitimement que cela lui est parfaitement indifférent.
Seulement, il y a une restriction importante. Ce n'est pas seulement en passant dans la théorie qu'une habitude intellectuelle issue de la simple pratique, et à la manière pratique qui se désintéresse de la légitimité logique, risque de devenir préjudiciable : c'est quelquefois aussi au simple passage dans une autre branche de la pratique, ou peut-être dans la même branche, si certaines circonstances sont changées. Libre à l'agriculteur de se moquer du botaniste qui lui signale la confusion commise par lui entre deux plantes et de lui répondre que pratiquement peu lui importe la différence puisqu'il les cultive et les récolte de même façon: mais il se peut que, pour lui-même, forcé de s'expatrier en un pays de climat différent, la confusion jadis inoffensive devienne désastreuse, si, sous ce nouveau climat, les conditions de culture des deux plantes identifiées deviennent diftérentes.
Il en est tout à fait de même dans le cas étudié par M. Pareau. Si la notion de « suffisance » empiète sur celle de « nécessité» et en vient à la recouvrir, c'est en effet par suite de son importance pratique prépondérante. Il est done légitime et sans inconvénient, parfois même souhaitable, qu'il se produise une identification entre les deux notions. Mais le danger inhérent à toute habitude intellectuelle issue de la seule pratique et sans contrôle ne manque pas de se présenter: l'identification, la non-distinction risque de subsister même si disparaissent les conditions qui l'ont amenée et qui du même coup la rendaient inoffensive et admissible. Alors on donne à l'identification le nom péjoratif de confusion.
Il y a, si l'on veut, illusion, dans le sens un peu spécial que le Spectateur donne à ce mot, d'erreur issue normalement des circonstances courantes du fonctionnement pratique de l'esprit; et, comme il arrive souvent, cette illusion donne prise à un argument, soit que l'argumentateur soit lui-même dupe de cette illusion, soit qu'il en escompte l'effet chez ceux auxquels il s'adresse. Le petit problème de logique pratique qui se pose en pareil cas consiste donc à éclairer un peu la question de savoir quand oui ou non se réalisent les conditions qu'on a di- tes plus hautes. Grosso modo, on peut dire que, comme dans bien des problèmes d'ordre pratique il s'agit moins de contrôler la vérité intrinsèque des principes ou quasi-principes que la légitimité de leur application. Signalons seulement quelques cas pouvant servir de type à ceux ou l'identification étudiée ici est illégitime parce qu'elle va à l'encontre des conditions du problème tel qu'il doit être posé.
1º Cas du problème indúment élargi. — Une mesure, comme celle de la déclaration obligatoire de la tuberculose, destinée (judicieusement ou non) à diminuer la propagation de cette maladie, est stigmatisée comme insuffisante par rapport à un autre problème, celui de l'amélioration générale de la santé du pays. En d'autres termes une condition, qui est peut-être nécessaire et suffisante par rapport au but poursuivi, est présentée comme insuffisante, grâce à un artifice de raisonnement consistant à substituer à ce but-là un but d'ordre beaucoup plus général.
2º Cas particulier du précédent, consistant à ne pas tenir compte du caractère probabiliste de la plupart des problèmes pratiques. — Un homme, qui a pris toutes les précautions recommandées par l'hygiène, meurt dans un accident de tramway. « A quoi bon avoir pris toutes ces précautions, puisque le voilà mort?» — Le seul but que cet homme pouvait raisonnablement viser lorsqu'il prenait les dites précautions, c'était de diminuer ses chances de mort; non pas de les annuler toutes, mais seulement celles qui étaient plus ou moins en son pouvoir, ou... qui ne le gênaient pas trop. C'est, au négatif, l'équivalent de l'achat d'un billet de loterie, de dix plutôt que d'un, l'équivalent aussi, au degré de probabilité près, de la plupart des entreprises humaines.
3º Cas où au contraire le problème est indûment rétréci, el en particulier trop confiné dans le présent. — Je gagne aujourd'hui une belle somme d'argent, mais comme elle ne suffit pas à acheter cette propriété que je convoite, je la disperse, ne songeant pas que je la complèterai peut-être dans un délai plus ou moins long. Ou bien, pourvu d'huile, je la jette, dans mon dépit de ce que, faute d'avoir sous la main du vinaigre, elle ne suffit pas à faire ma salade, de sorte que quand j'aurai enfin le vinaigre, c'est l'huile qui me manquera. Ces exemples sembleront naïfs : ils n'en mettent que mieux en lumière, par un grossissement dont on ne saurait être dupe, le caractère d'« instantanéité » qui est une des tares, au point de vue même de la pratique, du mode exclusivement pratique de la pensée.
4° Confusion entre deur sortes d'insuffisances fort diffe- rentes quant au résultat. — La condition insuffisante peut l'être de telle manière qu'elle ne permet même pas de commencer à travailler au résultat souhaité : tant d'huile que j'aurai, je ne pourrai sans vinaigre faire si peu que ce soit de bonne salade. Ou bien la condition n'est insuffisante qu'au simple point de vue quantitatif: ne touchant pas, au moment voulu, la somme d'argent que j'attendais pour faire un voyage circulaire en Italie, je « jette le manche après la cognée » et ne réfléchis pas que j'ai du moins assez pour visiter Venise et les lacs du nord. « Le mieux est l'ennemi du bien. »
5° Cas où, dans un problème pratique non encore mis au point, une action insuffisante apparait de façon très plausible mais fausse comme nulle. — On vise un certain résultat, on essaye un moyen d'action, il n'aboutit pas: on le repousse définitivement, alors qu'il eût peut-être suffi de le complèter. Ou bien, telle mesure sociale n'ayant pas, dans un pays étranger, atteint le but poursuivi, on conclut à la nullité de son action, alors que, chez nous ou dans tel autre pays, les circonstances favorisant mieux cette action, le résultat serait celui qu'on veut. Ces exemples montreront amplement qu'un simple empirisme, ne se fondant que sur le succès réellement atteint ou l'insuccès subi, sans analyser les causes de Pun ou de l'autre, semblant par suite, sinon inattaqua- ble en théorie, du moins adapté aux conditions mêmes de la pratique, risque au contraire en réalité de fausser des conclusions importantesen matière rigoureusement pratique.
Reconnaissons d'ailleurs qu'il y a bien des cas où, indépendamment de toute adaptation aux particularités matérielles d'un problème pratique, l'argument d'insuffisance, ayant alors une valeur précisément tout à fait argumentative, vise les intentions mêmes d'un adversaire. Il ne se passe guère de jour où on ne lise ou n'entende pareille argumentation. J'ouvre les Débats d'aujourd'hui (2 septembre), et je lis, dans un article destiné à combattre de prétendus embellissements projetés pour l'île Saint-Louis: « Les maisons qu'on va exproprier ne présentent assurément aucun des raffinements du « confort moderne »; mais il y a, dans d'autres quartiers, des taudis cent fois plus insalubles que les immeubles de l'île Saint-Louis, qui songe à les abattre? ». Et sans doute, les partisans de l'expropriation, se considérant comme visés par un « argument d'insuffisance », pourraient répondre, se référant au cas étudié plus haut sous le 4º, que mieux vaut assainir un quartier de Paris qu'aucun, qu'il faut bien commencer par un bout, etc. Mais ils s'attireraient cette réplique que le fait de ne prendre en vue d'un résultat prétendu souhaité que des mesures insuffisantes est de nature à faire présumer qu'on ne le souhaite pas très fortement, ou mème pas du tout, et qu'ici, par exemple, c'est « pour les besoins de la cause » et indûment qu'on invoque cet intérèt... Mais cela est parfaitement mis au point dans la lettre de Jean-Paulhan.
Toutes sortes de circonstances d'espèce interviennent évidemment dans chaque cas. Mais le schéma reste le même, et il valait la peine de noter que l'application du point de vue psychologique tend à confirmer la conclusion, tirée par M. Pareau d'une tout autre considéraion, sur le caractère naturel - caractère souvent lié a celui de légitimité par une relation réciproque de cause et d'effet, - de l'emploi de l'argument d'insuffisance.
R. M. G.