
Nécrologie Victoria Lady Welby
Article paru dans Le Spectateur, n° 35, mai 1912.
Le Spectateur tient à s'associer aux regrets causés par la mort de Victoria Lady Welby, qui avait bien voulu témoigner à notre publication, dès ses débuts, un intérêt particulier et dont les travaux avaient plus d'un point commun avee les nôtres.
Sa famille maternelle étant intimement liée avec la famille royale d'Angleterre, elle avait passé une partie de sa jeunesse, soit à Frogmore chez la duchesse de Kent, soit à la Cour, où elle remplit pendant deux ans les fonctions de dame d'honneur de la reine Victoria. Elle avait acquis une vaste connaissance des hommes et de la société; mais, préocupée avant tout, comme elle l'a été jusqu'à la fin de sa vie, par les questions d'éducation et d'enseignement, elle aimait à répéter dans sa conversation et dans ses lettres qu'elle-même avait appris tout ce qu'elle savait en dehors des écoles et des universités, à l'école seule de la vie.
Lady Welby avait publié, il y a une trentaine d'années, un petit recueil de pensées religieuses : Links and Clues; mais ses ouvrages plus récents et plus importants, Grains of Sense (1897), What is Meaning ? (1903), Significs and Language (1911), sont tous consacrés à insister sur la nécessité et les moyens d'étudier le langage d'une façon tout à fait spéciale en tant qu'expression de la pensée, et à tirer de cette considération strictement prise comme point de départ des conclusions relatives à l'enseignement de la langue et a la formation personnelle du style. Welby, qui, dans le même ordre d'idées, avait rédigé pour l'Encyclopodia Britannica l'article Significs, a travaillé jusqu'à ses derniers jours à un traité systématique sur ce sujet, que la mort ne lui a pas permis de terminer. Elle avait bien voulu désigner, pour faire connaître le résultat de ses recherches au public intellectuel français par l'intermédiaire du Spectateur, un de ceux qui étaient le plus directement associés à ses travaux, et dont l'article paraîtra, nous l'espérons, prochainement. Nous nous contenterons done d'indiquer aujourd'hui les deux idées qui personnellement nous ont le plus frappé dans l'œuvre de Lady Welby.
La première est relative au rôle important que joue dans le développement de la pensée abstraite, dans l'ordre moral ou dans l'ordre matériel, le schématisme du langage en tant que système de métaphores plus ou moins vivantes. Ce rôle peut avoir ses mauvais et ses bons côtés : il est pernicieux lorsqu'une métaphore, adoptée à la légère « comme une manière de parler » ou au contraire par désir d'originalité, nous entraine automatiquement à des conclusions inapplicables en réalité à l'objet considéré; il est excellent lorsqu'une métaphore bien choisie nous amène par des rapprochements imprévus à apercevoir entre les choses et les idées des liens cachés qui nous conduisent à des sources fécondes de pensées nouvelles.
Pour intensifier les effets de cette dernière sorte - et c'est la seconde idée, plus originale encore que la précédente, que nous tenions à signaler - Lady Welby voudrait que les écrivains, et à leur suite les éducateurs, fissent des efforts pour utiliser en vue de métaphores et de schémas nouveaux et expressifs les innombrables découvertes de la science moderne et l'image renouvelée qu'elles nous ont donnée de l'Univers, - tandis que le système représentatif de nos langues est en réalité contemporain tout au plus de la scolastique médiévale : les écrivains qui utilisent avec le plus de bonheur les résultats positifs de la science ne songent pour ainsi dire pas à recourir à elle pour les moyens analogiques indispensables à l'expression des choses immatérielles.
Née en 1837, Lady Welby est morte à Harrow le 29 mars dernier.
R. M. G.