
Marieuse mal mariée
paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 54, février 1914.
Les œuvres littéraires qui nous donnent le plus l'impression de la vérité humaine, qui, par suite, nous font croire davantage à la qualité chez l'écrivain de bien connaître les hommes, d'être un grand psychologue, ne sont pas nécessairement celles qui nous fourniraient, si nous y prenions garde, les renseignements les plus pratiques sur la conduite à tenir vis-à-vis de nos semblables. C'est un mérite littéraire de donner à ses lecteurs l'apparence de la vie; et cette apparence serait moins forte si on présentait de ces traits existant réellement mais dont l'esprit commun ne soupçonne pas ou rejette la réalité. Comme toutes les connaissances, la connaissance psychologique a ses paradoxes; un écrivain qui exprimerait ces paradoxes, qui oublierait que « le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable » serait considéré par ses lecteurs comme faux. Seul le génie ou le grand talent de certains maîtres peut faire accepter de pareils paradoxes: encore faut-il que ces derniers ne soient pas trop contraires aux théories psychologiques latentes de l'esprit commun.
Une de ces théories est sans doute qu'en dehors des grandes passions, amoureuses ou autres irrationnelles sans doute dans leur marche générale, mais ayant du moins ce caractère rationnel de tout faire tendre au but ardemment désiré, tout se passe en quelque sorte normalement, sans contradiction, que les moyens sont adaptés aux fins, que les petits désirs sont subordonnés aux grands. Sans doute ces « théories » et les « notions» même qui y figurent, telles que normalement, contradiction, petits, subordonnés, sont bien vagues, mais pas assez cependant pour qu'on ne puisse s'en faire une idée assez précise de façon indirecte: à savoir en constatant les caractères que présentent les observations apparaissant à l'esprit commun comme paradoxales et en prenant le contrepied de ces caractères.
C'est ainsi que, dans l'exemple reproduit ci-dessous, Mme Marcelle Tinayre est amenée à méditer sur l'étrange contradiction (nous soulignons le mot étrange qui marque bien le caractère paradoxal) d'une femme âgée qui, elle-même mal mariée, s'obstine à vouloir marier les autres. L'hypothèse de la méchanceté de cette femme étant exclue, il faut recourir à une explication paradoxale encore, non plus seulement en ce que sa ligne de conduite sur ce point particulier semble contradictoire avec les grands faits sentimentaux de sa vie, mais en ce que les sentiments qui font échec à ces grandes choses sont, comme on le verra, d'apparence peu importante, et d'ailleurs, l'auteur nous le dit, « assez obscurs pour qu'elle-même s'y trompe ». Retenons ce point: lisant t'analyse de Mme Marcelle Tinayre,et à moins d'un effort spécial d'observation, elle qualifierait de fausse l'analyse pouvant seule expliquer son cas. L'excellence de la psychologie de l'auteur serait la cause directe de la méconnaissance même de cette psychologie, par le lecteur le plus intéressé et à sa suite par les autres.
Voici l'histoire. Dans un de ses derniers lundis du Journal, Mme Marcelle Tinayre, après avoir raconté une série de tentatives faites par son héroïne pour rapprocher en vue du mariage jeunes gens et jeunes filles, termine ainsi le récit d'une de ces tentatives malheureuses. Nous commençons la citation aux derniers mots que prononce la marieuse déçue par son échec.
« - Dommage!... Dommage!... Voilà un garçon perdu, une existence gâchée!...
Elle est sincèrement navrée. Pour la distraire de sa mélancolie je lui demande des nouvelles de M. Leberthier, [son mari).
— Il va bien, je vous remercie. Il va toujours assez bien pour me tourmenter... Son caractère n'a jamais été facile, vous savez, mais avec l'âge, il devient pire... Quel homme, ma pauvre amie! Egoïste, tatillon, avare, méfiant comme un chat et brutal comme un sanglier!... Je suis stupéfaite d'avoir pu le supporter pendant trente-cinq ans... car nous avons trente-cinq ans de ménage...
- Il est vrai que vous avez eu beaucoup de patience. On le sait. On le dit. Cela peut vous consoler... Et vous n'avez jamais envisagé la possibilité d'un changement de vie, d'un...
- — D'un divorce ? Hélas ! je n'avais pas les raisons de divorce que la loi veut bien reconnaître et j'avais toutes les raisons de souffrir que la loi veut ignorer... Ah! pourquoi m'a-t-on mariée — car on m'a mariée! — si jeune, ignorante, désarmée, avec un monsieur que j'avais vu cinq ou six fois et qui ne m'était ni sympathique ni antipathique ! Je l'ai épousé pour contenter mes parents, pour suivre l'usage, parce que tout le monde se marie... Mais assez parlé de moi, chère Madeleine. Revenons à M. X.. Vraiment, vous ne voyez aucune jeune fille...
Je laisse Mme Leberthier enfourcher de nouveau son dada... Et je médite sur l'étrange contradiction qui est dans l'âme de cette marieuse acharnée. Elle a souffert du mariage; pourquoi souhaiter si ardemment marier les autres? Qu'une femme éprise de son mari, heureuse et comblée, ait le désir de procurer la même félicité aux jeunes filles, ses cadettes, c'est naturel, c'est louable... Mais Mme Leberthier ressemble à une personne qui ferait de la réclame pour un produit malsain et qui amènerait de la clientèle à un industriel empoisonneur.
Elle n'est pas méchante, au contraire. Elle n'a pas cette noire perversité qui se console des maux subis par la certitude que d'autres les subiront. Les sentiments qui l'animent sont assez obscurs pour qu'elle-même s'y trompe.
Il y a d'abord, je pense, ce qu'on appelle l'esprit de corps féminin; la pensée que le mariage est nécessaire et qu'il constitue une sorte de victoire de la femme qui conquiert un homme et se fait nourrir, entretenir et protéger par lui. Toutes les femmes, inconsciemment liguées contre la masse des hommes, se doivent l'entr'aide mutuelle. L'homme qui ne veut pas se marier les offense toutes, en bloc, parce qu'il manque à la tradition séculaire, qu'il frustre une femme de sa part d'amour et qu'il donne le mauvais exemple au reste des mâles. Plus il est heureux dans le célibat, plus son exemple est dangereux, plus il s'expose à la rancune des femmes.
Il y a aussi, pour la dame vieillissante, un renouveau d'activité et d'importance, le plaisir de jouer un rôle, de déterminer le sens d'une vie étrangère, de former des combinaisons. Il y a les jouissances du général bon stratège qui invente un plan de campagne et prévoit les détours et les fuites de l'ennemi. Il y a l'émotion du chasseur qui découvre le gibier, le poursuit et le force. La curée, c'est la cérémonie nuptiale, et les grandes orgues sonnent l'hallali.
Mais la bonne Mme Leberthier ne fait pas tant de psychologie. Elle oublie qu'elle est mal mariée en mariant les autres, aussi légèrement, aussi étourdiment qu'elle fut mariée elle-même. Que ces couples assortis par elle soient heureux ou malheureux, c'est leur affaire. L'affaire de Mme Leberthier, c'est de les marier. La suite ne l'intéresse pas... »
(Le Journal, 12 janvier 1913).