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couverture de la revue Le Spectateur

Manuel du parfait homme d'esprit

Article paru dans Le Spectateur, n° 50, octobre 1913.


Loi des confusions systématiques

Théorème : Soit une personne, un fait, un objet, un mot ou une sensation, dont la ressemblance avec quoique ce soit et quelle que vague qu'elle soit, vous frappera subitement. Relever immediatement cette ressemblance et en confondre systématiquement les objets.

Nous abordons ici une loi un peu plus complexe que la précédente, mais qui n'en est pas moins facile à pratiquer. Et, si l'on peut lui reprocher de fournir un triomphe facile aux vaudevillistes, nous allons voir qu'elle a souvent à son tour inspiré les esprits les plus fins.
Son rôle est proprement de prendre une chose pour une autre intentionnellement et dans un sens facétieux.
C'est ainsi qu'Aristophane écrivait dans les Guêpes, au sujet du fameux juge Bdélycléon, atteint de la folie de juger : « Son coq s'étant fait entendre dernièrement sur le soir, il soutint qu'il ne l'avait éveillé plus tard quà l'ORDINAIRE que parce qu'il s'était vendu à un plaideur ». Il y a là une confusion évidente et bien voulue. Racine s'autorisant de ce que ses Plaideurs n'étaient qu'une farce, grossit encore le procédé:

Il fit couper la tête à son coq de colère,
Pour l'avoir éveillé plus tard qu'à l'ordinaire;

Il disait qu'un plaideur dont l'affaire allait mal,
Avait graissé la patte à ce pauvre animal.

Plus loin Racine met encore à profit le même procédé.

Ma partie en mon pré, laisse aller sa volaille
Ordonné qu'il sera fait rapport à la cour
Du foin que peut manger une poule en un jour.

Lucien ne craignit pas de proposer ce charmant dialogue :

  • Ménippe : Mercure, fais-lui quitter aussi cette barbe sale et touffue: il y a là einq livres pesant pour le moins!
  • Mercure : C'est juste !
  • Le philosophe : Mais qui me rasera ?
  • Mercure : Ménippe, que voici, prendra la cognée du vaisseau et l'échelle lui servira de billot !
  • Ménippe : Non, non Mercure; mais donne moi la scie, cela sera bien plus commmode.

On pourrait peut-être trouver dans ces recherches de confusion l'origine des clowneries anciennes et des inventions de nos modernes « excentries » anglais ou américains. Celui qui tirait ingénument de sa poche un énorme arrosoir pour arroser la fleur qu'il portait à sa boutonnière, qui sortait de même une immense scie pour couper un cigare qui se trouvait être de fer, et qui raccomodait les déchirures de son pantalon avec un cadenas, semblait obéir à la loi. Plaute, a son tour, emprunte volontiers ce procédé. « Et quand d'un coup de poing vous rompîtes le bras à cet éléphant! » dit un flatteur au « Soldat fanfaron ».
Molière a suivi ses maitres dans ce procédé.
« Notre connaissance s'est faite à l'armée et la première fois que nous nous vîmes, il commandait un régiment de cavalerie sur les galères de Malte » (Les Précieuses).
Dans le Barbier de Séville Beaumarchais fait dire à Almaviva qui simule l'homme ivre : « Qui de vous deux, Mesdames, se nomme le Docteur Balordo » !
Les applications plus modernes de la Loi ne sont pas différentes.
Lisez Mark Twain :
« On ne devrait jamais arracher les navets, ça les abime. Il est bien préférable de faire monter un gamin pour secouer l'arbre. »

De même, ce marchand des quatre saisons de M. Courteline, et qui se voit arrêter par la police, pour avoir vendu du cresson pour du buis béni aux fidèles qui sortaient d'une église, le jour des Rameaux.
C'est encore, l'entomologiste allemand de l'exquis Mac-Orlan qui se fait engager à la Légion étrangère pour capturer un « cafard ». M. Dranem prétend, à son tour dans une chanson, goûter fortement l'ombrage des fraisiers. Et Alfred Jarry dans son innénarable calendrier du père Ubu, fait défiler toute la théorie des Saints, aux noms desquels il ajoute leur profession; et, de même que nous lisons dans les vieux almanachs : Saint Omer, évêque, ou sainte Blandine, vierge et martyre, nous rencontrons dans le sien : Saint Lazare, gare, ou Saint Raphael, peintre.
Confusion systématique encore que cette phrase ou M. Franc-Nohain célèbre cette exquise jeune fille qui après avoir ripoliné son armoire, rêve, la délicate enfant, de ripoliner également madame sa mère. Dans ce même sens, M. Henri de Regnier, cite un monsieur qui possède l'innocente manie de collectionner des animaux empaillés et qui en voyage « se mit à considérer ses compagnons de route, comme s'il rêvait à la façon dont ils seraient le mieux empaillés ».
Dans un autre ordre d'idées, voici le même procédé. Théodore de Banville fait dire au roi, dans Gringoire :

« Bravo Simon je t'ai fait de la peine ! Ta main! je ne t'en veux pas, je te pardonne » !

M. Alfred Capus dans le même sens écrit :

MADAME BRIGNOL C'est qu'aussi tu t'es conduit avec eux d'une façon...
BRIGNOL D'ailleurs, je ne leur en veux pas!

Le populaire s'est emparé du procédé et telle personne dit à telle autre qui vient de l'injurier plaisamment : « Ah ! puisque vous me faites des excuses, je vous pardonne! »
Villiers de l'Isle Adam, enfin, répondit un jour à un garçon de café qui lui faisait remarquer que dix centimes manquaient au paiement de sa consommation: « Gardez-les pour vous, mon ami ». Le trait ici est excellent.
Alfred de Musset a mis en valeur la loi des confusions systématiques, suivant une manière calembourdière qu'il importe de signaler.

LA BARONNE C'est une chose inconcevable que je ne trouve pas mon peloton jaune.
CÉCILE Mais, maman, miss Clary, valse bien et Mlle Rambaul aussi
LA BARONNE Miss Clary est anglaise... Je suis sûr, l'abbé, que vous êtes assis dessus. L'ABBE Moi, Madame, sur miss Clary.

On trouve ainsi dans l'œuvre de Musset de nombreux exemples de ce moyen un peu gros. M. Donnay ne l'a pas non plus repoussé.

GARDÈNE Ça donne à ce festin beaucoup de couleur, ça met une note à la Veronèse.
RAYMOND On sonne, c'est lui!
TRONBEMOLLE Veronese ?..
RAYMOND Mais non, le docteur !

La loi des confusions systématiques comporte encore l'application à certaines personnes ou objets d'épithètes auxquelles, ils ne peuvent prétendre. Aussi Molière, écrivait : « Je dirais, n'en déplaise, à Monsieur votre amour... Et A. Jarry surenchérissant encore. « Témoin, monsieur notre noble et infortuné cheval à a Phynances... » Ici, cependant nous retombons dans le premier cas signalé, l'application en est seulement toute intellectuelle.

Comme on vient de le constater, les exemples à cette loi sont excessivement nombreux. C'est donc dire qu'elle peut rencontrer de fréquentes applications. Elle convient particulièrement à des auditoires jeunes et gais. Plus les confusions seront énormes et plus elles seront goûtées. le burlesque d'autrefois étant devenu l'humour de nos jours.

Maurice Raynal.


  1. D'un livre à paraître: « Manuel du parfait homme d'esprit; en vingt-quatre théorèmes et propositions, suivis d'exemples ».

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