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couverture de la revue Le Spectateur

Livres nouveaux

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 3, juin 1909.

(MM. A. VAN GENNEP, R. KLEINPAUL)

A. VAN GENNEP. Religions, Mœurs et Légendes. Paris, Mercure de France, 3 fr. 50.

M. van Gennep, en réunissant en un volume des études parues dans diverses revues, voudrait faire comprendre « l'intérêt passionnant et la portée pratique des sciences qui ont pour objet l'humanité vivante et agissante, tout entière ».
La variété des sujets traités permet de reconnaître la généralité de deux réflexions qui ne peuvent manquer de venir à l'esprit de quiconque s'occupe d'ethnographie et de folklore.
On s'aperçoit d'abord quelle est l'erreur de ceux qui croient que naturel et simple sont synonymes. Si l'on parcourt un recueil comme celui de M. van Gennep, on voit que ce sont précisément les peuples dont on dit qu'ils sont les plus près de la nature, les Natursölker comme les appellent les Allemands pour les opposer aux Kulturvölker (1) qui présentent dans leurs habitudes les entrecroisements les plus compliqués de principes et de prescriptions de toute sorte, le plus souvent très contraires aux indications du sens pratique ou ne coincidant qu'accidentellement avec elles.
Il ne faudrait pas d'ailleurs déduire de là, — et c'est la seconde remarque qui nous semble s'imposer, - qu'il y ait une différence bien tranchée entre les peuples situés aux diverses étapes de la civilisation. Un faux orgueil nous porte à fermer les yeux sur la présence au milieu de nous ou du moins chez nos compatriotes paysans de coutumes qui nous sembleraient beaucoup plus pittoresques qu'irraisonnables si nous les observions chez quelque peuple dit sauvage.
Ainsi, à propos du mécanisme du tabou, M. van Gennep faisant appel, pour expliquer l'origine de certains tabous dits tabous sympathiques, à la croyance très répandue et si curieuse pour le psychologue de l'intelligence à l'action du semblable sur le semblable montre que cette croyance se présente encore en France sous diverses formes. « On croit que l'acte de verser d'une certaine manière de l'eau sur le sol ou sur les récoltes amène directement la production de ce phénomène de la nature qu'est la pluie ; un acte humain d'une certaine sorte cause ainsi un fait naturel identique à l'acte humain ; de même, les poissons étant muets, ne pas parler les fait venir, parler les chasse. » En étudiant dans le même esprit quelques coutumes malgaches comparées aux nôtres, M. van Gennep montre d'abord par de nombreux exemples qu'« on a le grand tort de s'imaginer communément que la plus grande liberté sexuelle règne chez les demi-civilisés, que les rapports sexuels y sont moins réglementés que chez nous au point de vue physique et social, bref qu'à l'origine était le désordre, et que l'ordre ne vint qu'avec la civilisation ». Les prescriptions de ce genre les plus curieuses sont celles qui réglementent la séparation et la division du travail ; il ne faut pas dire en gros que l'homme s'est réservé les actions nobles, en laissant à la femme les travaux pénibles : les choses sont infiniment plus compliquées et c'est ainsi que, chez les Sihanaka de Madagascar, la pêche étant commune aux deux sexes, les hommes peuvent pêcher seulement les anguilles, les femmes les petits poissons seulement à la drague et les enfants les petits poissons seulement à la ligne ; mais toute la pêche doit être transportée à la maison uniquement par les femmes. Ailleurs les hommes seuls doivent traire les vaches, les femmes seules laver les calebasses à lait. M. van Gennep découvre aisément chez nous des survivances de ces prescriptions: « dans nos campagnes, si les champs sont le domaine de l'homme, le potager est celui de la femme : une mésestime populaire atteint les ménages qui intervertissent ce rôle ».
Nous avons cité un peu longuement ces deux études parce qu'elles nous semblaientillustrer des conclusions faciles à saisir par ceux mêmes qui ne se font pas une spécialité de ces questions. Mais tous les chapitres du livre de M. van Gennep mériteraient d'être analysés. Signalons seulement le curieux article sur quelques cas de bovarysme collectif où l'auteur montre l'application aux groupements humains de la théorie psychologique de M. Jules de Gaultier sur « le pouvoir départi à l'homme de se concevoir autre qu'il n'est », et donne à ce sujet une description fort amusante des prétentions ridicules qu'affichent les Libériens pour s'assimiler aux Européens.
Les linguistes liront avec intérêt les études de la troisième partie, en particulier le sexe des mots et un système nègre de classification linguistique.

FRANÇOIS CARRÉ.

R. KLEINPAUL. Die deutschen Personennamen. Leipzig, G. J. Göschen. 80 pf.

Tandis qu'en général les mots ordinaires de la langue évoluent tous à une allure à peu près égale, les noms propres de personnes et de lieux gardent relativement intacte leur forme primitive.
Il y a à cela bien des raisons : une raison linguistique qui est que le nom propre ayant ordinairement dans la phrase un rôle important est prononcé avec plus d'attention et par suite moins déformé ; — une raison psychologique, à savoir que les noms propres ayant à s'appliquer à quelque chose de tout à fait déterminé : une ville, une famille, etc., l'esprit serait plus choqué par leur changement que s'il s'agissait d'un nom commun qui s'étiquette successivement à chacun des innombrables objets satisfaisant plus ou moins exactement à sa définition; — enfin une raison d'ordre social : le caractère officiel des mentions portées aux chancelleries, à l'état civil ou à ce qui en tenait pratiquement lieu. Aussi une étude comme celle que nous donne M. Kleinpaul est-elle à la fois instructive et attrayante en nous montrant dans les noms de personne allemands, comme dans une coupe géologique, la trace de l'évolution linguistique, historique ou culturelle qu'a subie de même l'ensemble de la langue allemande. Voici quelques chapitres ou paragraphes de ce livre : les noms des petits enfants (ordre chronologique, circonstances pathologiques, chronologiques ou locales de la naissance); — noms de baptême donnés aux paiens à leur conversion (rêves d'avenir, totémisme, fabulisme, parallélisme); — noms de baptême chrétiens; — noms patronymiques ou métronymiques ; noms de femmes par la féminisation du nom du mari); - noms de famille (constitution corporelle, infirmités, attributs, chevelure, teint, profession, noms de monnaie, lieu d'origine, maisons, noblesse, nourriture, phrases entières; — enfin les plus récents, les noms juifs).

F. C.


    1 - Cf. A. Vierkandt, Naturvölker und Kulturvölker, Leipzig, Duncker et Humblot.

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