
Livres nouveaux
Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 2, mai 1909.
(MM. A. CROISET, G. MATISSE, G. PREZZOLINI)
A. Croiset. Les Démocraties antiques. Paris, E. Flammarion. 3 fr. 50.
Les poètes, les orateurs, les historiens nous montrent très bien, si nous savons les interroger, dit M. Croiset, comment un peuple sent, imagine, raisonne, se décide »; et il utilise sa connaissance approfondie des lettres grecques pour nous tracer un tableau détaillé de l'évolution politique et de la constitution d'Athènes, de l'esprit et des actes de la démocratie athénienne. Puis il montre comment les autres démocraties grecques se sont rapprochées de ce type et étudie aussi la constitution romaine qui, sans avoir été jamais démo- cratique, a suivi toutefois une évolution analogue. Dans une remarquable introduction, qui nous intéresse spécialement ici, M. Croiset montre fort bien que l'historien, s'il vise à donner autre chose qu'une série de faits divers, s'appuie, qu'il le veuille ou non, sur des lois sociologiques, plus ou moins explicitement énoncées, seules capables de relier les événements. Puis il remarque avec raison que, si l'historien doit faire preuve, dans la critique, d'un esprit sévèrement scientifique, il ne doit pas prétendre établir un réseau scientifique d'une rigueur analogue à celle des sciences physiques. Enfin il met en garde l'historien moderne contre l'usage exclusif de la sociologie (nous aurions préféré : d'une sociologie oublieuse de la psychologie, c'est-à-dire, à notre sens, d'une sociologie incomplète et fausse), el lui conseille de ne pas dédaigner les explications empruntées à la psychologie des peuples et des individus (... et des foules).
Dans sa conclusion, M. Croiset présente quelques enseignements pratiques applicables aux démocraties modernes, tout en signalant les différences tenant au peu d'étendue des cités grecques et à la disparition de l'esclavage : il regarde peut-être trop facilament la dernière comme négligeable.
R. M.-G.
G. MATISSE. L'Intelligence et le Cerveau. Paris, Mercure de France, 0fr. 75.
Après avoir montré le développement qu'ont donné aux études de psychologie les méthodes anatomiques et pathologiques, M. Matisse rappelle que les notions abstraites les plus fondamentales, celle de l'espace, par exemple, dérivent de sensations et que l'activité motrice a aussi une grande part dans la constitution de notre intellect; il en déduit que notre façon d'enchaîner les idées, d'en apercevoir les connexions et les rapports nous est imposée par la perception des objets naturels. Il parle ensuite de l'application des mêmes méthodes objectives à l'étude des fonctions supérieures de l'intelligence, à propos d'études faites sur le cerveau et le crâne du musicien Koning et de la mathématicienne Sophie Kowalesky et des conclusions qu'on a pu en tirer sur les localisations cérébrales du génie et du talent, qu'il souhaiterait de faire correspondre aux classifications établies par exemple entre les divers types de musiciens (mélodistes et symphonistes) ou de mathématiciens (logiciens, formels et intuitifs). Signalons en terminant une curieuse remarque sur ce fait que notre psychologie et notre civilisation sont construites sur la vision, dont l'évolution semble terminée, tandis qu'on peut fonder de grandes espérances sur le développement de l'audition.
Le livre de M. Matisse est fort instructif. Nous lui reprocherons seulement de n'avoir pas marqué qu'entre l'ancienne méthode d'introspection et les méthodes anatomiques modernes, il y a place pour une méthode, objective elle aussi, d'observation analytique du rôle social et scientifique de l'intelligence, sans laquelle l'étude de cette fonction sera toujours incomplète.
G. PREZZOLINI. Benedetto Croce. Naples, R. Ricciardi, Lire 1,50. Il n'est pas possible de résumer ce résumé déjà très concis des travaux et de l'action de Benedetto Croce. Mais nous tenons à signaler l'excellente idée qu'a eue M. Prezzolini d'inaugurer sa collection : Contemporanei d'Italia par l'étude d'une personnalité aussi propre que l'est celle de M. Croce à donner une idée d'ensemble du mouvement intellectuel italien, si original et parfois si peu connu à l'étranger. A quel système mieux qu'à celui de M. Croce s'appliquerait cette remarque générale de son biographe? « La vie d'un système réside, non dans un principe abstrait et détaché de toute réalité (avulso da ogni realtà), mais dans son contact avec les problèmes contemporains... Comme le disent bien les pragmatistes, un système est jugé par son action; mais, comme ils ne le disent pas (gâtant par une mauvaise fin un beau commencement), il est jugé par son action théorique. » M. Prezzolini insiste avec raison sur la défense passionnée de la réalité qu'est la philosophie de M. Croce. Mais quelle réalité? L'art des tableaux et des poésies, la philosophie des livres, l'histoire des traités et des mémoires ?... Pour M. Croce, « l'art et la philosophie sont de tous les hommes, en tout homme. L'art est tout intérieur, c'est l'expression du popolano comme le vers du poète; la philosophie est le concept, pauvre si lon veut, du sens commun et du bon sens, mais concept autant que celui de Platon et de Hegel; l'histoire est, autant que celle de Polybe ou de Mommsen, celle que je fais de moi-même en disant simplement : aujourd'hui je me suis promené, hier je suis tombé ».