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couverture de la revue Le Spectateur

Livres et Périodiques

Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 56, avril 1914.

LIVRES ET PERIODIQUES Une condition d'application de l'impôt progressif

A. LALANDE : L'individualisation de l'impôt (Extr. R. de M. et de M., Lib. A. Colin).

M. A. Lalande signale une méprise fondamentale commise par les auteurs des projets d'impôt progressif dont se sont occupées les Chambres. Il ne nous donne pas son opinion sur la légitimité ou l'opportunité de cet impôt, et nous n'avons pas à la connaître, parce qu'il se place dans l'hypothèse où, l'impôt progressif étant définitivement introduit, tous, partisans ou non, seraient intéressés à se rendre compte de ses conséquences.
La caractéristique essentielle de l'impôt progressif, c'est qu'une somme d'argent donnée y est imposée de façon différente selon qu'elle constitue toute une fortune ou qu'elle fait partie d'une fortune plus ou moins élevée. On peut exprimer autrement la même chose en disant que l'impôt dont est frappée une somme d'argent dépend du rang de la tranche qu'elle constitue dans une fortune. Il est clair qu'il importe alors beaucoup de définir ce que c'est qu'UNE fortune, ce qui au contraire importe fort peu avec les impôts non progressifs puisque, sous leur régime et au moins grosso modo, une même somme paie le même impot, qu'elle soit isolée ou au sein d'une fortune plus ou moins grande.
Cette question de première importance, relative à la définition de ce qu'est une fortune, se l'est-on explicitement posée? Nous n'en savons rien; en tout cas on y a implicitement répondu par le fait même qu'on n'y a pas fait allusion dans les projets et dans les textes votés. Les choses restent ce qu'elles étaient, et une fortune continue à être ce qu'elle est pour l'application des impôts anciens et dans le langage courant : celle d'un ménage, d'une famille.
C'est de cela que M. Lalande montre une conséquence absurde, et, on doit le supposer, non voulue par ceux même qui l'ont implicitement amenée.
En effet, l'impôt progressif, — si on ne veut pas y voir, comme certains utopistes, « un moyen de réduire les inégalités de fortune », — ne saurait se comprendre, avec sa taxation croissante des différentes tranches d'une fortune, que « comme un impôt sur le superflu, ou du moins ce qui n'est pas de première nécessité » : « la première [tranche] subvient aux besoins les plus indispensables et les plus communs » et n'est point ou guère taxée; « la seconde [subvient] à des besoins un peu moins urgents; la troisième, à ceux sur lesquels il est plus facile de se réduire; et ainsi de suite jusqu'aux tranches supérieures... »
Il est dès lors bien clair que, si on entend par fortune celle d'une famille et si les tranches sont découpées de même façon pour toute fortune ainsi définie, la correspondance qu'on a voulu établir entre l'urgence des besoins et le taux de la taxation, supposée juste pour un individu isolé, se trouvera d'autant plus faussée que la famille vivant sur la fortune considérée sera plus nombreuse. Les dépenses de première nécessité dépasseront forcément la première tranche et empiéteront sur la seconde, la troisième,... c'est-à-dire sur des tranches taxées comme du superflu.
M. Lalande a donc bien raison de conclure : « Un impôt progressif ne peut, sans absurdité, être établi par famille, comme si le superflu d'un revenu donné était le même quel que soit le nombre des personnes entre lesquelles il se divise; il doit être établi par tête, c'est- à-dire que le taux doit en être déterminé en divisant le revenu total par le nombre de personnes qu'il fait vivre ».
Appliquer l'impôt progressif autrement, c'est done visiblement atteindre durement ou, comme disent en pareil cas les Anglais d'un terme un peu fort mais expressif, pénaliser les gens mariés par rapport aux célibataires, et les familles nombreuses par rapport aux autres.
Or telle n'était certainement pas l'intention des législateurs. Le bon sens le dit, et à défaut, — ceci est particulièrement piquant, — le soin qu'ils ont pris d'introduire un « dégrèvement » proportionnel au nombre de personnes vivant à la charge du contribuable. Mais ce dégrévement, de quotité très faible (8 francs par personne), ne pouvait s'appliquer qu'aux revenus de moins de 12.000 francs et qu'à des catégories de personnes limitativement déterminées. En un mot, ce dégrèvement était considéré comme quelque chose d'exceptionnel ou tout au moins comme une simple correction à apporter dans certains cas peu normaux, tandis que la surcharge pesant sur les familles nombreuses était quelque chose de systématique, d'inhérent à l'exercice normal du procédé de taxation.
C'est ce qu'exprime parfaitement M. Lalande : « N'ayant pas aperçu que le mécanisme fondamental de la progression surcharge automatiquement (et à quelle échelle!) les revenus qui font vivre plusieurs personnes, on parlait du dégrèvement en question comme d'une prime à la natalité, et on ne s'apercevait pas qu'on établissait en fait un impôt sur les pères de famille, croissant en fonction directe du nombre de leurs enfants. Si de pareilles illusions ne s'étaient pas produites, on les croirait impossibles. »

Nous n'avons pas ici à suivre M. Lalande dans la discussion des objections qu'il prévoit (celle, par exemple, que les individus composant une famille nombreuse dépensent moins que s'ils vivaient isolément, objection de peu de valeur, mais à laquelle il serait en tout cas possible de satisfaire par une simple correction arithmétique), et sur les détails d'application et les conséquences de l'impôt progressif tel qu'il le conçoit. - Cherchons seulement à nous rendre compte de l'illusion qu'a pu être celle des députés et de leurs conseillers.
D'abord il y a bien de leur part illusion : ils n'auraient pas approuvé les conséquences des textes adoptés par eux s'ils les avaient clairement aperçues. Il ne s'agit donc pas, entre eux et M. Lalande, d'une divergence de jugement, au sujet de laquelle d'excellents esprits prendraient peut-être parti de leur côté plutôt que de celui de notre auteur. Nous l'avons déjà dit, ce qu'on sait de l'esprit général, le développement des débats publics, le souci de « dégrèvement », tout cela le prouve abondamment.
Quant à cette illusion, elle a consisté en ce qu'ils n'ont pas vu l'importance qu'avait dans le cas de l'impôt nouveau la notion de la masse pécuniaire constituant UNE fortune. Ce mot si courant n'a pas éveillé un instant celte attention que rebute parfois, mais qu'a du moins l'avantage de secouer une expression néologique.
Mais ce n'est pas seulement le mot qui, grâce à l'accoutumance, est passé sans que l'esprit critique songe à lui crier « qui vive »; c'est la chose aussi. Car, c'est là un fait de psychologie des foules (voire des individus) qu'il ne faut pas oublier, même dans un milieu composé en grande majorité d'esprits révolutionnaires ou amoureux du changement, les choses anciennes conservent sur les nouvelles le privilège de passer en contrebande sans susciter un examen qui risque d'être défavorable.
On aboutit ainsi parfois à ce paradoxe, fréquent dans les annales parlementaires, qui s'explique, il est vrai, dans certains cas par une règle assez sage de tactique: une innovation dans laquelle, à force de l'éplucher, on trouve des traces de « réaction » quila font rejeter, tandis que le statu quo continuant à subsister présente à un bien plus haut degré ce même vice.
Encore, en pareil cas, il se peut que les deux hypothèses apparaissent clairement et soient examinées, le choix étant dicté par des considérations politiques d'ordre spécial. Telle n'a pas été ici la situation; en fait il n'ya pas eu de choix.
Mais comment se fait-il que pareilles négligences puissent se produire? C'est d'abord qu'elles sont fréquentes, plus fréquentes qu'on ne croit, dans tout travail ne comportant pas, comme le travail scientifique, une méthode éprouvée. C'est aussi qu'elles ont plus de chance encore de se produire dans les conditions du travail parlementaire, dont les esprits les plus distingués des Chambres et de tous les partis, un Marcel Sembat, un de Lanessan, ne cessent de signaler l'état déplorable.
Or l'absence de méthode, le bavardage et les rivalités parlementaires, et enfin le souci de l'effet à produire sur les masses électorales développent tout particulièrement deux façons de raisonner sur un projet pratique ou plutôt de le juger.
La plus grossière est d'en isoler un résultat plus apparent et prêtant à l'éloquence et de le « dénoncer », sans s'occuper de savoir s'il est spécial au système en question et s'il n'est pas un mal nécessaire en vue d'un grand bien.
La seconde, plus élevée en apparence seulement, n'est pas moins déclamatoire. Elle consiste à trouver plus ou moins habilement pour le projet examiné une épithète qui semble à la masse s'y appliquer naturellement, et, ceci fait, à louer ou à décrier le projet selon que l'épithète est favorable ou défavorable, sans se préoccuper des effets véritables qu'auront à l'application les dispositions prises. On trouverait aisément tels articles de lois récemment discutées, qui ont été repoussés ou adoptés parce qu' « anti-égalitaires » ou au contraire « démocratiques », et dont les résultats de fait auraient été ou sont en réalité tout opposés à ce qu'il semblerait d'après ces adjectifs.
De même il n'y aurait pas à être surpris si, prenant prétexte du mot « individualisation », on reprochait au projet de M. Lalande son caractère « individualiste » et son opposition à l'idée de famille, alors qu'en réalité ce projet est précisément destiné à protéger la famille et en sert les intérêts aussi sûrement que le projet contraire les méconnaît.
Mais de telles épithètes s'appliquent naturellement, de façon coulante, littéraire, pourrait-on dire, tandis que, pour prévoir les résultats de fait, il faut un peu de raisonnement (bien peu parfois), un petit travail d'imagination, peut-être de bonne foi, en tout cas un effort, et l'on sait que l'esprit répugne autant à des efforts de cette sorte qu'il sourit au contraire à l'idée de porter un jugement.
Ces efforts, que devraient faire tous ceux qui s'occupent de la chose publique, M. Lalande en a donné un exemple dans l'article que nous avons en partie résumé. Ce qui importe, comme il le dit, c'est qu'on « soumette [les] texte[s] à l'épreuve de l'application ». Autrement dit, il faut un esprit actif, comme celui du travailleur qui, étudiant un ouvrage de pensée ou de science, refait de lui-même les raisonnements ou les calculs du maître, cherche sous les formules abstraites les faits concrets qu'elles résument et impliquent, non pas un esprit passif comme celui du lecteur dilettante qui se laisse aller au charme d'un livre, soucieux seulement d'approuver ou de désapprouver.
Cette bonne disposition d'activité ne suffit d'ailleurs pas. Il faut encore une sorte d'habileté, combinaison de l'esprit géométrique et de l'esprit de finesse : esprit de finesse en des matières où la complexité des principes et des circonstances ne permet pas le simplisme méthodes mathématiques, mais aussi esprit géométrique, afin que du moins, si quelque chose doit échapper, ce ne soit pas la grosse charpente, — qu'un troisième esprit, l'esprit de routine, est particulièrement enclin à négliger.
Une telle pièce de grosse charpente (la métaphore n'est pas choisie au hasard), c'était, dans le problème de l'impôt progressif, la définition de ce qu'est UNE fortune, et, selon la forme qu'on pouvait donner à cette définition, les conséquences de fait si importantes qui résulteraient; mais encore une fois, avant toutes choses, ce qu'il fallait voir, c'est qu'il y avait lieu à pareille définition.

R.- M. G.

P. S. Cette note, imprimée depuis quelque temps, a perdu de son actualité depuis qu'une discussion a eu lieu à la Chambre sur la question soulevée par N. Lalande. Mais la portée n'en semblera pas très diminuée si l'on veut bien remarquer que cette question aurait dû se poser tout au commencement des débats relatifs à l'impôt progressif.

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