
Livres et Périodiques
paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 54, février 1914.
ANDRÉ GIDE : Souvenirs de cour d'assises. Nouvelle Revue Française, 1er novembre et 1er décembre 1913.
Les littérateurs emploient presque exclusivement leurs talents professionnels d'observation à la composition de leurs œuvres artistiques. Et sans doute ils servent ainsi, non seulement leur art, mais les idées qui s'expriment par celui-ci. On peut cependant regretter que sur certains sujets d'uné grande importance pratique, où les méthodes scientifiques ou administratives nanquent de souplesse ou de désintéressement, ils ne viennent pas davantage en aide à la société par les dons qui sont leur monopole. Toutes proportions gardées, la situation est un peu à cet égard ce qu'elle serait si les connaissances anatomiques n'étaient utilisées que par la sculpture et la peinture, à l'exclusion de la chirurgie et de la médecine.
M. André Gide a eu l'heureuse originalité de prendre conscience du rôle esquissé plus haut. Il a profité de sa participation à un jury d'assises pour donner à la Nouvelle Revue Française (numéros du 1er novembre et du 1er décembre 1913) des « souvenirs de cour d'assises » où on retrouve les qualités de finesse, de perspicacité et de précision que connaissent les lecteurs de ses romans.
Et précisément, en appliquant de pareilles qualités professionnelles à une tâche qui peut être celle de tous et dont du moins les résultats ne laissent personne indifférent, un littérateur permet un contrôle précieux sur un des rôles auxquels prétend la littérature d'imagination. La place importante que tient celle-ci dans l'enseignement scolaire, la place presque exclusive qu'elle occupe dans la nourriture intellectuelle des personnes cultivées et qui « lisent », tout cela se légitime en partie par le développement qu'elle permet des qualités d'observation et de raisonnement. A la différence d'autres écrivains, les romanciers ne travaillent pas que pour leurs confrères : les qualités en question doivent donc étre de quelque prix ailleurs qu'en littérature, à savoir dans les diverses tâches sociales; et il est par suite fort intéressant de voir si un romancier, s'appliquant par occasion à une de ces tâches, y fait preuve de ces qualités à un degré éminent. C'est précisément, à notre avis le cas pour M. André Gide : le juré a profité chez lui des capacités du romancier. Qu'on nous lise bien : nous ne disons pas ici, — ce qui serait sans doute vrai aussi, - que le romancier profitera de l'expérience du juré. Cette remarque serait aussi banale que la première semblera peut-être paradoxale.
Avant d'emprunter à M. André Gide quelques réflexions, nous tenons, comme il le fait lui-même au début, à insister sur le soin avec lequel il se borne à son role d'observateur, observateur réfléchi certes et ne craignant pas d'exercer son esprit critique, mais en même temps ne s'arrogeant pas, en une matière où il n'est pas directement compétent, le droit de parler de haut aux gens du métier. Ce point étant tout à fait caractéristique de l'attitude que nous croyons devoir être celle de spécialistes de l'observation comme sont les écrivains, nous reproduisons ce que dit sur lui M. André Gide.
« ... ce qui m'a peut-être le plus frappé au cours de ces séances, c'est la conscience avec laquelle chacun, tant juges qu'avocats et jurés, s'acquittait de ses fonctions. J'ai vraiment admiré, à plus d'une reprise, la présence d'esprit du Président et sa connaissance de chaque affaire : l'urgence de ses interrogatoires ; la fermeté et la modération de l'accusation ; la densité des plaidoiries, et l'absence de vaine éloquence; enfin l'attention des jurés. Tout cela passait mon espérance, je l'avoue ; mais rendait d'autant plus affreux certains grincements de la machine. — Sans doute, quelques réformes, peu à peu, pourront être introduites, tant du côté du juge et de l'interrogatoire, que de celui des jurés.. Il ne m'appartient pas ici d'en proposer ».
On ne peut résumer des « souvenirs » auxquels leur auteur a intentionnellement omis de donner une conclusion proprement dite. Les quelques citations que nous ferons, toutes empruntées au numéro du 1er novembre, auront seulement pour but de mettre en lumière certains défauts de la pensée commune, qui se manifesteraient aussi bien dans d'autres domaines de la pratique qu'en procédure criminelle. Ce ne sont donc nullement là les emprunts les plus intéressants au point de vue général, que pourraient fournir les deux séries de M. André Gide.
I. Absence dans l'esprit commun de l'idée de la diversité du langage suivant la situation sociale.
Interrogatoire d'un témoin, qui a « l'aspect d'une femme de journée » (p. 697) :
Le Président. — Qu'est-ce que vous avez fait pour obvier à cet inconvénient? Le témoin. - ???
« Il arrive plus d'une fois, dit M. André Gide, que le Président pose une question en des termes complètement inintelligibles pour le témoin ou le prévenu. C'est le cas. »
On peut supposer que le Président, comme tous les hommes de la classe instruite, sait théoriquement que le langage d'une personne du peuple diffère du sien. S'il lisait cette remarque dans le Spectateur ou ailleurs, il la jugerait sans doute tellement évidente qu'il lui semblerait ridiculement superflu de l'exprimer. Mais l'idée n'est pas présente à son esprit. Elle ne l'est pas assez pour l'empêcher d'employer de pareilles expressions, comme l'est pour un polyglotte voyageant en Angleterre l'idée de ne pas y parler italien. Elle n'est même pas assez voisine de sa conscience pour s'y présenter immédiatement lorsqu'il constate l'absence de réponse. - Et cependant, est-ce théoriquement ou est-ce pratiquement, est-ce comme lettré ou bien est-ce dans son « à-tous-les-jours » d'homme et de juge qu'il lui importerait, comme à vous, comme à moi, qui sommes très probablement logés à la même enseigne, de savoir ces choses ?
II. Absence dans l'esprit commun de cette idée que le même mot peut représenter quelque chose de très différent suivant les individus.
On juge un jeune homme prévenu d'assassinat. L'af- faire n'est pas très claire, et par conséquent les moindres détails ont leur importance, en particulier les témoignages dits de moralité. On a demandé des renseignements au patron de l'accusé.
« Ceux qui l'emploient, dit M. André Gide (p. 680) n'ont pas à se plaindre de lui; simplement on lui trouve « le caractère un peu sombre ». Enhardi par ma question de la veille, je me hasarde à demander an Président ce que le témoin entend par là.
Le témoin. - Je veux dire qu'il se tenait à l'écart et n'allait jamais boire ou s'amuser avec les autres. »
Si M. André Gide n'avait pas été là, ou, comme il l'avoue avec franchise, s'il n'avait pas osé vaincre la timidité qu'il signale ailleurs comme une caractéristique de la psychologie du juré, le mot « sombre » n'aurait pas été expliqué. Il est très certain alors qu'il aurait évoqué dans l'esprit des assistants, et en particulier des jurés, une image beaucoup plus noire que celle à laquelle, d'après la réponse du témoin, il correspondait dans l'esprit de celui-ci. Il exprimait la sorte d'animosité ressentie dans un groupe pour un camarade moins gai qu'on ne le souhaiterait : il risquait au contraire de faire naître l'idée d'un tempérament de traître de comédie méditant toujours quelque mauvais coup.
M. Andre Gide, qui, en sa qualité d'écrivain, a l'attention portée sur la valeur des mots, a senti le déséquilibre. On doit le féliciter aussi de n'avoir pas cédé à une tendance assez fréquente chez les littérateurs : habitués à éprouver un mot, à juger si c'est le mot juste, comme ils disent, par l'imagination qu'ils se procurent de l'effet produit, ils regardent parfois le mot comme étant si exactement une unité originale qu'ils considèrent comme inutile de l'analyser en une phrase de description ou de définition. Transportée dans la pratique, cette manière de faire est souvent nuisible à la clarté et à la précision.
III. Difficulté qu'a l'esprit commun de se rendre compte combien il est malaisé de dénouer les malentendus relatifs à des questions de fait.
M. André Gide termine le récit de l'affaire précédente par cette observation (p. 684) : " A plusieurs reprises j'ai remarqué chez Marceau un singulier malaise lorsqu'il sentait que la recomposition de son crime n'était pas parfaitement exacte — mais qu'il ne pouvait ni remettre les choses au point, ni profiter de l'inexactitude. C'est ce que cette affaire représenta pour moi de plus curieux ».
On peut se fier à la perspicacité de M. André Gide, conclure que ce malaise existait, et aussi que ceux qui avaient le devoir (magistrats) ou l'intérêt (avocat) d'en élucider les causes, ou bien ne l'ont pas aperçu, ou bien ont plus ou moins consciemment renoncé à s'en occuper, en prévision de l'impossibilité qu'il y aurait de parvenir à un résultat. Il n'est nullement étonnant qu'il en soit ainsi en matière judiciaire, même en faisant abstraction de l'élément perturbateur introduit par la mauvaise foi possible de laccusé. Si nous nous en donnions la peine dans la vie quotidienne, nous constaterions maintes fois 1° l'extrême difficulté à obtenir l'exactitude dans les récits et les renseignements de fait, 2º et à l'inverse, l'apparence exceptionnelle que revêt aux yeux de la plupart des personnes la constatation faite par hasard d'une inexactitude particulière... Si les faits qui se rattachent à la psychologie du témoignage ont tellement de peine à être reconnus en matière judiciaire (et sans doute aussi historique), c'est, tout au moins en partie, qu'ils ont, dans la vie quotidienne, un caractère nettement paradoxal, qui s'oppose à l'utilisation de leur extrême fréquence.
On admet bien plus facilementla possibilité de malentendus d'idées et de sentiments que celle de malentendus portant sur des faits, parce que, ces derniers étant dans leur réalité propre impersonnels, on ne songe pas aux éléments personnels qui s'introduisent dans leur observation.
IV. Même difficulté à l'égard de simples malentendus de langage.
« Le Président reprend, sans emphase, sur un ton de réprimande douce, très apprécié des jurés :
- Eh bien! mon garçon, c'est pas bien ce que vous avez fait là.
- Je l'vois bien moi-même,
- Avez-vous quelque chose à ajouter? Exprimez-vous des regrets?
- Non, M'sieur le Président.
Il est évident que l'accusé n'a pas compris la seconde question, ou qu'il répond seulement à la première. N'empêche qu'une rumeur d'indignation parcourt le banc des jurés et déborde jusqu'au banc des avocats. » (p. 677).
Nous n'avons reproduit cette observation que pour confirmer une remarque pouvant se déduire déjà des paragraphes I et II, et qu'on pourrait résumer, de façon un peu générale, en parlant de la confiance aveugle dans le langage qui est propre à l'esprit commun.
Une parole est prononcée devant nous. Il nous faut y réagir, c'est à dire la confronter avec ce que nous savons déjà, et y répandre par un sentiment ou autrement. I y a là tout un travail intellectuel, très rapide bien entendu et surtout inconscient. Or le fait à remarquer est que, dans les divers partis à prendre au cours de ce travail, nous songeons très rarement à faire la critique des faits de langage comme moyens d'expression. Ici, par exemple, la réponse de l'accusé, considérée comme s'appliquant à la seconde question, choquait le sens moral de l'auditoire : celui-ci a donc répondu par un sentiment moral, l'indignation, plutôt que de trouver une porte de sortie dans une interprétation différente de ce « non ».
Là encore, on ne songe pas à demander à tout le monde d'être expert en critique des textes. Ce qui est vrai, c'est que, si on était bien persuadé de la fréquence de pareils malentendus même dans la conversation la plus calme, l'explication par le malentendu de langage se présenterait plus aisément, et de façon toute spon. tanée, en concurrence avec les autres façons dont nous réagissons à une parole entendue.
V. Difficulté qu'a l'esprit commun à suivre une déduction, même portant sur des questions de fait, surtout à cause de sa tendance à s'absorber sur chaque renseignement au lieu d'en extraire ce qu'il est nécessaire d'insérer dans la chaîne du raisonnement.
On trouvera, aux pages 669 à 672, une excellente illustration de cette remarque, qu'il serait trop long de citer ici. M. André Gide parle d'une affaire où la défense du prévenu porte sur l'affirmation d'un alibi : « Je n'étais pas au Havre le jour du crime ». On doute de cet alibi parce qu'une carte postale écrite par le prévenu porte le timbre du Havre au jour en question. D'où une série d'explications: deux cartes envoyées dans la même enveloppe, une seule oblitérée au départ, le timbre constaté a été mis à l'arrivée. Probabilités extrinsèques en faveur de ces explications: Comparution d'un employé de la poste à qui on demande si le timbrage du départ est nécessairement différent de celui de l'arrivée. Réponses profuses, en dehors de la question, et ne donnant pas de renseignements sur le seul point important: « si l'on a pu reconnaître sur le fragment de carte si le timbre est effectivement et sûrement un timbre de départ et non d'arrivée?». On demande à M.André Gide, car c'est lui qui avait « osé » faire poser la question, s'il est satisfait. Il n'aboutit pas, car « cette question, dit-il, je sens bien que, non plus que le président, aucun des jurés ne l'a comprise; du moins aucun des jurés n'a compris pourquoi je la posais ». — Et sans doute étaient-ils, pour la majorité, des lecteurs passionnés et avisés de Conan Doyle et de Maurice Leblanc!
Nous arrêtons là nos citations. Sans doute, à part la dernière, jugera-t-on que les points touchés n'étaient pas de première importance. Mais il fallait prendre les moins compliqués pour en parler sans de trop longues explications. Et d'ailleurs, en fait d'enchaînements dirigés vers l'établissement de la vérité, ne sait-on pas que la présence ou l'absence du plus petit chaînon peut à elle seule assurer ou compromettre toute la chaîne ? De plus, c'est seulement en tant que la recherche judiciaire de la vérité est à peu près l'unique systématisation en matière pratique de la recherche de la vérité, que des faits la concernant ont été étudiés ici. Tout ce qu'il y a en eux de professionnel doit être strictement réservé à ceux qui y ont autorité.
F. C.