Livres et périodiques
Article paru dans Le Spectateur, n° 53, janvier 1914.
Les hain-teny merinas, poésies populaires malgaches, recueillies et traduites par JEAN PAULHAN. Geuthner éditeur.
I. Les Merinas, tribu qui habite la partie centrale de Madagascar, usent d'une poésie singulière et obscure. Les Européens, les Malgaches élevés à la manière européenne pensent qu'elle est privée de sens. Et la maladresse de ceux-là même qui la récitent à l'expliquer et à la rendre intelligible les assure dans cette opinion.
Voici trois de ces poésies :
« Puis-je entrer, la délicieuse qui sait souffrir ?
— Entrez, homme aux venues rares comme la viande.
— Je resterai appuyé au mur, dame difficile à abandonner comme le riz. ».
Ou encore :
« Je suis une fourmi, et une fourmi.
La-bas, dit-on, à l'Ouest
Il y a des rizières au riz petit, petit.
— Ce ne sont pas les rizières dont le riz est petit, petit.
Mais c'est notre amour à tous deux qui est petit, petit. »
Et :
« Dis au lac d'oublier
Car les oiseaux n'y viendront pas dormir.
Il est mauvais d'oublier tout d'un coup,
Il est bon d'oublier peu à peu. »
Il semble qu'il y ait là, du point de vue de la logique intellectuelle, incohérence entière. Précisons ceci : une poésie peut être obscure de deux manières fort différentes : soit qu'elle consiste en une succession d'images qu'il nous est difficile, dans l'instant, de reconstituer. Et c'est le genre d'obscurité des chansons populaires, d'un Verlaine, où il est obscur. Soit qu'elle relève d'une logique autre que celle attendue, mais non moins rigoureuse. Et l'on ne doit pas ici parler d'incohérence, mais de cohérence différente. Ainsi, sans doute, de Mallarmé; et, si l'on en croit M. Jean Paulhan, des hain-teny merinas.
La méthode par laquelle sera déterminé leur sens réel, apparaît comme proche de celle qui permet, en d'autres cas, l'exégèse d'une phrase courante ou d'un lieu commun.
II. La coutume de considérer une poésie en elle-même, comme motif de rêverie ou de pensée, nous peut ici égarer. Il convient de prendre, à l'égard dès hain-teny, et seulement pour les comprendre de façon à peu près exacte, une attitude résolument contraire. A observer les circonstances de leur récitation, l'on remarque ceci : c'est qu'ils ne sont pas dits, à l'ordinaire, par jeu et pour leur valeur poétique, mais pour leur utilité et les
services qu'ils peuvent rendre.
Deux jeunes gardiens de troupeaux jouent aux « petits boeufs » (1) . L'un d'eux vole les sauterelles de son camarade, qui s'est éloigné un instant. Quand revient celui-ci, il s'assied en face du voleur, et récite un hain-teny. L'autre répond de la même manière; ils discutent ainsi longuement. Le vainqueur obtient toutes les sauterelles.
Dans une maison d'Ambatomanga, un couvreur de toits réclame pour le travail qu'il a terminé dans la journée un salaire plus élevé que ne le veut le maître de maison. Ils ne peuvent se meltre d'accord, et, le soir, discutent en hain-teny. Le maître de maison est vaincu, et doit payer la somme que réclamait l'ouvrier. » (2).
Poésie de rivalité, poésie de dispute, telle que le poème n'y a point par lui-même un sens suffisant mais appelle un nouveau poème qui le vient compléter, poésie utile. et permettant à celui qui la possède le mieux d'imposer sa volonté, il semble que ce soient les principaux aspects du hain-teny.
Or ces duels d'éloquence se terminent par la victoire
de l'un des deux rivaux. A quoi reconnaître le vainqueur, et quel est l'élément d'autorité contenu dans le hain-teny ? Les diverses phrases qui le composent ne sont pas accueillies de la même manière, ne font pas le même « effet » sur les assistants. Il en est d'indifférentes, et d'autres qui, à peine dites, devinées même, excitent l'enthousiasme et l'approbation, « comme un beau coup dans un match de tennis ». Celles-ci sont les « grandes phrases », les proverbes, jouissant toutes d'une autorité à peu près égale, de sorte que la poésie qui en contient trois l'emporte sur celle qui n'en contient que deux, et celle de dix sur celle de neuf. La discussion consiste ainsi uniquement à répondre par un hain-teny supérieur plus riche en proverbe, au hain-teny qui vient d'être dit. Vienne un moment où l'un des deux adversaires se reconnaît incapable de dépasser le nombre de proverbes qui viennent d'être invoqués contre lui, il s'avoue vaincu.
III. Comment poser maintenant le problème de l'obs-
curité des hain-teny?
Il peut tout d'abord paraître que la question est secondaire ; le hain-teny est « fait de force » avant d'être pensée ou réflexion. Que l'on songe à un boxeur qui attaque son adversaire : il lui porte d'abord des coups légers qui distraient son attention, il prépare le vrai coup qu'il lui portera tout à l'heure; ainsi, par rapport au proverbe qu'il contient, les autres phrases du hain-teny n'ont qu'une valeur d'attente. « Je suis une fourmi...Là-bas... » simple préparation à ce coup droit, à ce proverbe : « Ce ne sont pas les rizières dont le riz est petit, mais c'est notre amour à tous deux qui est petit. »
Il reste que ces phrases d'attente ne sont pas prises au pur hasard. Elles doivent, au moins par quelque côté, préparer le proverbe qui les suit, et le justifier. Ainsi les premiers vers du hain-teny que l'on vient de rappeler évoquent la scène propre à mettre en valeur le proverbe qui le termine : un homme qui se compare modestement à une fourmi — étant fin et humble — cherche à engager la conversation : « Il y a des rizières... » équivaut au français « Il fait beau temps aujourd'hui ».
Mais, la femme à laquelle il s'adresse le rabroue : « Ne cherchez pas à me parler, vous n'avez pas assez d'amour pour moi. »
Qu'est-ce à dire, sinon que le proverbe est le centre de sens du hain-teny, comme il était et parce qu'il était son centre de force. « Aux venues rares comme la viande, difficile à abandonner comme le riz », ce sont les deux locutions proverbiales qu'il s'agissait de placer. L'on imagine ceci : un homme inconstant revient chez la femme qu'il a abandonnée, et s'appuyant au mur, hésite à entrer, malgré le pardon.
Or le sujet varie peu d'un hain-teny à l'autre. Il s'agit toujours d'amour, « plus précisément de querelle amoureuse : déclaration d'amour repoussée, désirs, regrets, reproches, inconstance. Et dans cette querelle se retrouve en quelque sorte la rivalité cause du débat en hain-teny ; l'un des deux gardiens de boeufs fut une femme jalouse, l'autre un mari infidèle. » Sujet très général, admis une fois pour toutes, et tel qu'il reste au récitant le soin seul de choisir les proverbes qui viendront y prendre place.
IV. Il serait délicat de rechercher quel est, dans nos sociétés, le rôle de l'éloquence ; il est sans doute fort grand ; combien d'affaires, et des plus importantes, ne se règlent qu'à la suite d'une discussion ou d'une conversation. Au moins, les éléments d'autorité dont usent les discutants sont-ils ici bien plus fugitifs et nuancés qu'il n'arrive pour les hain-teny.
Ce sont souvent des idées abstraites, des « principes » ; Quittard.dans un ouvrage de critique littéraire, montre que les succès oratoires de Thiers étaient dus à un emploi judicieux des proverbes ; si la mode écarte, pour l'instant, les « intellectuels » d'employer d'autres phrases qu'originales, ou paraissant telles, l'on peut observer que la discussion étayée sur des proverbes est encore en grande faveur chez les paysans, certains ouvriers. Elle a du être, au xve siècle, d'un usage constant.
Plusieurs dicts mettent en scène des disputes proches
des hain-teny :
Qui ne s'aventure
N'a cheval ni mule
Ce dit Salomon.
Mais voici la réponse :
Qui trop s'aventure
Perd cheval et mule
Marcol lui répond.
(Le dict de Salomon et de Marcol.)
Il reste que le proverbe est une phrase originale, douée de qualités propres. Lors même que l'on évite de l'employer, c'est par mépris, et comme l'on se refuse à user d'un argument-banal ou inexact. A qui voudra étudier cet argument : l'argument proverbial, ou ce mode de pensée : la réflexion proverbiale, l'ouvrage de M. Jean Paulhan apporte un ensemble de documents précieux par leur précision, et l'étroitesse même de leur rôle social.
F. C.
- Jeu des enfants merinas, où des sauterelles tiennent lieu de bœufs.
- Les hain-teny merinas, pp. 9-10.