
Livres et périodiques
Article paru dans Le Spectateur, tome quatrième, n° 40, novembre 1912.
Prof. LUIGI VALLI : La filosofia della folla. (Bolletino Filosofico, Florence, mai-juin-juillet 1912.)
Le professeur Luigi Valli a donné le 21 avril dernier à la Biblioteca Filosofica de Florence une conférence sur la philosophie du peuple (nous évitons de traduire le mot folla par foule, qui, depuis les travaux du Dr G. Le Bon a pris un sens déterminé), où il montre l'intérêt qu'il y aurait à rechercher et, dans la mesure du possi- ble, à systématiser le contenu intellectuel des prover- bes. C'est là une idée trop voisine des nôtres, trop rare- ment exprimée aussi, pour que nous ne prêtions pas une attention toute particulière à la conférence de M. L. Valli, dont nous publions d'abord le compte rendu tres bien fait par l'organe de la Bibloteca Filosofica.
« Il vaut la peine de détacher un peu son regard des héros de la pensée et de le baisser sur les multitudes humaines qui, à leur façon sans doute, expriment une certaine conception rude et ingénue du monde et de la vie, une certaine philosophie. L'histoire de la pensée humaine n'est pas tout entière dans les livres graves des philosophes, mais aussi et plus peut-être dans cet innombrable essain de dictons variés et très anciens qui innombrable essain de dictons variés et très anciens qui passent depuis des siècles de bouche en bouche et volent de continent à continent mieux que la grave sagesse des penseurs.
Les philosophes ne considèrent pas assez cette philosophie de la foule, contenue dans les maximes vulgaires et les proverbes. Les penseurs antiques en tenaient beaucoup plus de compte. Aristote recueillait religieusement les proverbes qu'il considérait comme « les fragments d'une antique sagesse oubliée » et il fut suivi par un cortège nombreux de parémiographes. La philosophie grecque sentait plus que le nôtre son étroite parenté avec la sagesse populaire, également parce qu'elle aimait aussi à se composer (comme chez les sept Sages) ou à se résumer (comme chez les présocratiques) en brèves formules apophtegmatiques : L'eau est chose parfaite - ce qui est est — Tout s'écoule..., etc. A l'ancienne philosophie grecque et à la philosophie populaire est commun l'effort de renfermer les lois les plus générales dans le cercle de paroles le plus bref possible. La distinction entre les proverbes et la philosophie devient aussi moins nette lorsqu'on pense que la sagesse légendaire de Salomon se composait des innombrables fragments de la sagesse populaire et que la philosophie des penseurs chinois s'égrenait rapidement en proverbes du peuple. Les proverbes ont souvent été comme le chemin qui menait La sagesse des philosophes au peuple et du peuple aux philosophes. Erasme de Rotterdam, auteur, comme on le sait, d'un recueil historique de proverbes, signale leur importance philosophique, mais sans la déterminer. Les philosophes modernes en ont négligé l'étude, soit parce qu'ils croient à tort que la philosophie populaire est tout entière comprise dans la religion, soit parce qu'ils ne pensent pas qu'il soit possible d'extraire un ordre quelconque ou un plan de cet amas de pensées contradictoires que sont les proverbes. Mais ceux-ci, s'ils ne sont pas un système, sont du moins comme des systèmes momentanés. Chacun d'eux, au moment où il est exprimé, répété, résume en lui-même la conception du monde ou de la vie en ce moment donné et pour cet individu donné, et ils remplissent au fond le même office que les systemes les plus compliqués, en tant qu'ils harmonisent l'action imminente de l'homme avec une loi ou une norme qui apparaît universelle.
Un proverbe apparaît parfois presque comme le noyau d'un système. Certains d'entre eux, comme l'a déjà observé Plutarque, disent « en peu de mots ces mêmes choses que les philosophesont exprimé en tant de lourds volumes ». Dans le proverbe : Fais ce que dois, advienne que pourra, il y a tout l'esprit de la morale kantienne. Le relativisme esthétique est tout entier dans le proverbe : Ce n'est pas ce qui est beau qui est beau, mais c'est ce qui plaît qui est beau l'absolutisme esthétique au contraire est dans le proverbe. : Le beau plaît à tous. Dans le proverbe polonais : Ce qui est bon est beau et ce qui est beau est bon, il y a l'idée platonicienne de l'identité des valeurs; dans le proverbe anglais: La vérité est un moyen et non une fin, il y a le pragmatisme... et ainsi de suite.
Cette chose très simple que le philosophe s'efforce continuellement de dire sans jamais y réussir, selon l'expression de Bergson, bien souvent un ignorant l'a dite à l'aube de l'humanité et elle se répète de bouche en bouche, enfermé dans un court proverbe.
Mais très importante aussi serait l'étude des courants de proverbes, c'est-à-dire la direction commune de beaucoup d'entre eux, par laquelle on voit que le peuple tend à donner à un problème donné (qui souvent est un problème philosophique) une solution plutôt qu'une autre.
La majeure partie des proverbes, par exemple, est indubitablement pessimiste en ce qui regarde la vie et plus encore en ce qui regarde l'homme ; elle est sceptique sur la possibilité de connaître la vérité. Au sujet de ce que les philsophes appellent critique de la connaissance il est à noter que les proverbes ne représentent pas le plus grossier et primitif sensualisme (1), mais déjà un principe de critique du témoignage des sens, en ce qu'ils tendent à déprécier le témoignage de l'ouie en face de celui de la vue et du toucher.
Dans certaines conceptions morales des courants de proverbes se révèlent comme merveilleusement concordants. Il domine par exemple en eux l'idée qu'il existe une certaine sanction de la loi morale dans la réalité de la vie, et c'est cette même idée que le peuple a retournée et confirmée dans les mythes et les fables.
Il est impossible de reconstruire une échelle quelconque des valeurs du peuple sur la base des proverbes parce qu'en eux toutes les valeurs les plus contradictoires sont également tour à tour exaltées et rabaissées, mais il est à noter que cette philosophie de la plebe montre les caractéristiques de la classe qui l'a créée dans sa constante opposition et dérision à Légard de tout excès, de tout effort supérieur de volonté ou d'idéal.
Les proverbes révèlent par eux-mêmes une intéressante confiance en eux-mêmes, car très nombreux sont ceux qui exaltent le proverbe, et assez nombreux également ceux qui au contraire se moquent de la philosophie des philosophes.
Ces quelques indications sont simplement destinées à donner une idée de l'importance que présenterait une étude systématique et profonde du contenu philosophi- que des proverbes, contenu auquel tout le monde fait allusion sans jamais tenter de le déterminer. Cette étude serait d'autant plus importante que la philosophie n'est au fond rien qu'une continuelle recorrection de la con- ception vulgaire du monde, et si on na pas une idée claire de cette conception vulgaire on ne peut pas bien comprendre la philosophie académique, qui en est critique et l'antithèse. »
On se doute que nous n'attachons pas moins d'importance que M. Valli à la philosophie du peuple, qu'elle s'exprime ou non par des proverbes. Nous croyons même que son intérêt propre est au moins égal à celui qu'elle peut avoir comme étant nécessaire à connaître pour la parfaite intelligence de la philosophie académique. Pour nous en tenir cependant au point de vue du conférencier, nous voudrions essayer de mettre très brièvement au point quelques questions qui se posent au sujet des rapports entre ces deux philosophies. Une des phrases qu'on vient de lire est particulièrement suggestive à cet égard : « Les philosophes modernes, dit M. Valli, en ont négligé l'étude [de la philosophie du peuple], soit parce qu'ils croient à tort que la philosophie populaire est tout entière comprise dans la religion, soit parce qu'ils ne pensent pas qu'il soit possible d'extraire un ordre ou un plan quelconque de cet amas de pensées contradictoires. »
En ce qui concerne la religion, nous pensons que M. Valli a bien plus raison encore qu'il ne semble le dire contre les philosophes dont ils parlent. Même pour les croyants, et à les supposer complètement satisfaits intellectuellement par les réponses de leur foi, il est bien évident que les seules questions philosophiques auxquelles de telles réponses soient données sont celles qu'on peut appeler métaphysiques : questions générales d'origine et question de fondement dernier de la morale répondues par les dogmes relatifs à l'existence et aux droits de Dieu, questions des fins dernières répondues par les dogmes relatifs à l'immortalité de l'âme et aux fins dernières. Sans doute on doit ajouter les données de morale positive fournies par toutes les religions constituées : mais déjà sur ce dernier point il y a lieu dans la pratique à un travail d'interprétation et d'application qui est en partie un travail très nettement philosophique. Il reste enfin, presque complètement en dehors de toute possibilité de solution religieuse, un double ou triple ensemble de problèmes absolument assimilables aux problèmes philosophiques (au sens large du mot qui est visiblement celui de notre auteur et celui que comporte le sujet), et que, pour des raisons pratiques impérieuses, le peuple ne peut pas laisser et ne laisse pas sans solutions, d'ailleurs soit exprimées soit plus souvent implicites. Un premier ensemble, très vaste, est l'ensemble psychologique, « la connaissance des hommes » : les proverbes y sont nombreux, et on peut y ajouter ceux qui ont trait aux collectivités, à la psychologie sociale, et, indirectement, à la marche de l'histoire. Un autre ensemble, qui nous intéresse spécialement, est relatif à la critique de la connaissance, au discernement du vrai et du faux: il est peut-être un peu moins vaste que le précédent, mais il l'est plus que ne le comporteraient les choses du même nom pour le philosophe ou le savant, puisque le peuple n'étant pas en possession de systèmes scientifiques sur des choses de grande importance pratique ( nature, médecine, etc.) doit y suppléer par une « sagesse » d'ordre général, une conception, vague en elle-même, mais fournissant à l'occasion des réponses précises, vraies ou fausses, de la marche générale des choses. Et si notre analyse est incomplète, ce qui y a été oublié ne ferait certainement que grossir le nombre des questions philosophiques auxquelles la religion ne prétend nullement répondre.
La seconde raison donnée par M. Valli de l'indifférence des philosophes à l'égard des proverbes est l'impossibilité de réduire ceux-ci en systèmes parfaitement cohérents. Il répond ingénieusement à cette difficulté par la notion de « systèmes momentanés ». Et en effet le proverbe, par l'évocation d'un schème familier ou d'une situation connue, introduit au moment voulu dans l'esprit du parleur et de son interlocuteur une netteté de direction, de mise au point, tout à fait comparable à celle qu'introduit, en matière scientifique, l'intervention d'un principe admis et compris par tous. Cette notion mettrait sur la vole d'une explication de l'existence et du rôle des comptes de proverbes contradictoires, telle que Mieux vaut tard que jamais et Rien ne sert de courir, il faut partir à temps, qui, en stricte logique, sont peut-être souvent moins contradictoires qu'ils ne le paraissent.
Ce serait peut-être le lieu de se demander si la recherche de la cohérence, telle que l'entendent les philosophes, n'est pas un leurre en matière pratique, et si les systèmes destinés à rendre compte de l'activité de l'esprit dans la vie ordinaire (ou même dans les sciences) ne s'écartent pas souvent de la réalité par suite d'un attachement exclusif à cette recherche. Et cependant il faut bien qu'il y ait une certaine cohérence, certains points d'accord non pas isolés mais reliés en réseau, pour que les hommes ne comprennent pas plus imparfaitement qu'ils ne le font les pensées et les raisonnements les uns des autres. Assurément les proverbes ayant cours dans une nation donnée ou dans toutes sont loin d'épuiser l'ensemble de ces points de repère, mais ils en font connaitre quelques-uns. Et c'est l'office d'analyses comme celles qu'on présente dans le Spectateur d'en énoncer, d'en relier et d'en systématiser le plus grand nombre possible.
Les philosophes qui ont fait la théorie de la connaissance (tout court, à les entendre, mais en réalité scientifique) se sont appuyés sur l'existence de fait des sciences en tant que systèmes cohérents et communicables de connaissances. Il convient de « dégrader», si l'on peut dire, la proposition précédente : il y a lieu, pour acquérir des idées satisfaisantes et fécondes sur la connaissance ordinaire, sur l'activité commune de l'intelligence, de s'appuyer sur l'existence de fait dans les esprits individuels de connaissances systematisées au moins suffisamment pour l'action d'une part, pour la communication avec les autres esprits d'autre part. A ces deux points de vue, action et communicabilité, il ne serait pas difficile de rattacher des proverbes bien connus, proverbes qui constitueraient une partie seulement, mais une partie privilégiée pour l'étude, des éléments assurant la quasi-systématisation de la pensée commune. En réalité toutefois, la philosophie du peuple est essentiellement, énormément plus que dans des proverbes à origine souvent fortuite, dans l'exercice même de sa pensée appliquée à mille fins diverses. De même la théorie de la connaissance des physiologistes par exemple est essentiellement bien plus dans leurs œuvres physiologiques que dans les meilleures ouvrages consacrés à son exposition explicite, fussent ces ouvrages aussi excellents et aussi utiles que l'Introduction de Claude Bernard.
R. M. G.
(1) En italien sensismo : l'adoption du terme analogue sensisme éviterait une homonymie parfois fâcheuse.