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couverture de la revue Le Spectateur

Livres et périodiques

Article paru dans Le Spectateur, n° 35, mai 1912.


E. RIGNANO : Le rôle des « théoriciens » dans les sciences. — Scientia, 6° année, vol. XI, n° XVII-2.

Il est une distinction habituelle entre les sciences qui procède d'une certaine conception méthodologique à l'égard de ces sciences mêmes. On admet fort bien que le mathématicien et le physicien usent du procédé syn- thétique qui caractérise le théoricien et conduit à une systématisation progressive et féconde de la masse confuse des faits découverts par l'expérimentateur. Mais le biologiste ou le sociologue s'avise-t-il d'une semblable méthode, tout le monde s'accorde à parler d'incompétence et d'intrusion. De telles sciences sont purement expérimentales, et les faits qu'elles étudient n'ont qu'à souffrir, dans leur intégrité spécifique, d'être accommodés à des théories générales.
C'est contre cette injuste distinction que proteste M. Rignano, et contre elle qu'il essaie de fonder l'utilité, la nécessité de l'activité des théoriciens dans toutes les branches de la science. Sans doute en sociologie, en biologie surtout, le théoricien qui travaille sur les renseignements fournis par l'expérimentateur ne profite pas du contact fécond avec le réel, qui ne se laisse point transcrire aisément, et il en ignore les détails, apparemment d'importance secondaire - mais quelquefois apparemment seulement — : il est nécessairement en possession de notions particulières beaucoup moins nombreuses, il est moins maître de la matiere que le spécialiste. Il ne peut non plus éprouver lui-même, par les faits, ses hypothèses, et il doit recourir à l'expérience d'autrui. Mais la question se pose précisément de savoir si les vues plus schématiques, dont il jouit sur les phénomènes, ne lui facilitent point son travail de synthèse, qui est en somme le vrai travail scientifique, en lui évitant la déformation habituelle à l'expérimentateur, dont la vision reste toujours trop concrète et particulière. La possibilité plus grande également de la documentation rapide et diverse le met à même d'embrasser « d'un seul regard les branches les plus lointaines de la science, et de franchir aussi les larges abimes qui n'ont point encore cessé de les séparer ». C'est ainsi qu'en thèse générale le théoricien est moins exclusiviste, moins unilatéral, plus objectif que le spécialiste. Et précisément dans les sciences biologiques et sociologiques, où la nécessité de la coordination est rendue plus nécessaire par la confusion et la complication des phénomènes observés, le travail synthétique du théoricien doit compléter celui de l'expérimentateur. M. Rignano analyse à titre d'exemple la question du vitalisme. Celle-ci se réduit en définitive à ceci: Admet-on ou non « comme possible la réduction du phénomène vital à quelque modèle physico-chimique déjà connu, modifié convenablement par certaines conditions spéciales en plus, qui précisent exactement en quoi ce phénomène vital diffère du phénomène le plus voisin de lui tiré du monde inorganique, et qui rendent ainsi compte des propriétés fondamentales et particulières de la vie » ? Comme le problème a toujours été posé par des spécialistes, il a toujours été traité de façon unilatérale. Les physiologues-chimistes, que leur technique ne met en présence que de phénomènes de transformation qui ont lieu parmi les diverses substances organiques, tels qu'ils existent déjà ou se produisent dans la « machine-organisme » déjà faite et formée, oublient que le phénomène vital spécifique, producteur de certains échanges plutôt que d'autres, lesquels seraient au point de vue chimique également possibles, leur échappe ainsi complètement. -- D'autres biologistes opposés n'étudient que les phénomènes de la vie les plus éloignés des phénomènes physico-chimiques; « tel celui, par exemple, du développement ontogénétique, grâce auquel cette merveilleuse « machine » de l'organisme « se construit elle-même », ou ceux d'ordre psychique, des plus simples instincts aux phénomènes les plus élevés de la pensée, tous processus où apparaît plus évident le finalisme de la vie, demeuré au contraire presque complètement dans l'ombre dans les recherches physico-chimiques. » Le théoricien de son côté, mieux et plus diversement documenté, se demandera, dans son souci de synthèse, si la vie ne manifeste point quelque forme spécifique de l'énergie et en établira les caractéristiques; il recherchera les rapports réciproques de la morphologie et de la physiologie, et comment telle structure détermine telle fonction, et inversement telle fonction la structure morphologique ou chimique: il s'attachera plus spécialement aux phénomènes d'adaptation. létudieratoutela « mécanique» du développement comparée avec les phénomènes présentés par la machine-organisme déjà formée et les phénomènes d'adaptation. Il retrouvera ainsi le lien indubitable de cette « mécanique » avec le mécanisme de la transmission des caractères acquis, et sera ainsi conduit à le rapprocher du processus de reproduction que constitue l'évocation mnémonique dans le domaine psychologique. — Cette propriété mnémonique, qui se retrouve dans les organismes inférieurs et les organismes unicellulaires, présente la question du finalisme sous un nouveau jour. Ne pourrait-on tout réduire « à cette tendance très générale à reproduire, par des causes internes, des structures données, qui auraient été déjà déterminés directement par le monde externe dans un passé plus ou moins lointain. Les recherches devront pénétrer également dans ces confins extrêmes de la biologie, de la chimie et de la physique, pour tâcher de découvrir quelles analogies et quels rapports pourront intervenir entre la propriété mnémonique et l'assimilation, d'une part, entre l'assimilation et certains phénomènes d'ordre physique et chimique, de l'autre » - Mais si la vie se réduit à la manifestation d'une forme spéciale d'énergie, il conviendra d'étendre ces études à tous les phénomènes du monde physique. Ce simple exemple découvre la nécessité d'une activité théorique, systématique, synthétique. M. Rignano lui-même, avec une grande rigueur scientifique et une précision consciencieuse, a appliqué cette méthode à diverses études de psychologie et de sociologie (1). Au reste ces travaux seront reproduits dans le volume au- quel l'article que nous analysons sert de préface (2).

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La brève étude de M. Rignano contient de très inté- ressantes remarques méthodologiques et épistémologi- ques. Aussi bien est-ce une des tâches les plus néces- saires et les plus pressantes que de déterminer les relations réciproques de l'expérimentation et de la systématisation théorique. C'est toute la théorie de la science qui est engagée dans le problème de leurs rapports, et ce problème conserve une valeur pratique et technique qui dépasse singulièrement l'intérêt d'une analyse philosophique désintéressée. Il est capital que des savants se posent eux-mêmes et au cours de leurs travaux la question de la connaissance scientifique et de son objectivité. Cette étude critique détermine d'abora lanotion elle-même d'objectivité. L'objectivité, comme le soutient M. Rignano, est-elle dans la science plus parfaite que dans l'expérience immédiate,ou mieux dans la traduction primaire qu'en fournissent les expérimentateurs ? Au reste nous ne discutons point l'empirisme ou le rationalisme. Il est évident que la notion rationaliste de la science, qui conçoit les connaissances comme systématisées par une activité supérieure à elles, attribue à l'objectivité le sens nécessaire d'une exposition synthétique. Mais dans l'empirisme lui-même les connaissances fournies par l'expérience s'enchainent, seulement elles s'enchainent dans et par l'expérience. Du côté de l'objet se trouve la connaissance première à laquelle toutes les autres doivent être assimilées ou reliées pour devenir rigoureusement scientifiques. « Cette connaissance est celle de l'étendue ou de la mesure avec toutes les manières d'être qui s'y rattachent, c'est-à-dire des objets mathématiques en général. » (E. Boutroux, Science et Religion, p. 193). Dès lors la tâche de la science est de rechercher les faits et les lois précis, stables, mathématiques ou réductibles, soit directement, soit indirectement et de proche en proche aux faits mathématiques. La synthèse démonstrative, à ce stade supérieur de connaissan- ces, retracera l'ordonnance véritable du réel, découverte par l'analyse expérimentale. Telle est l'objectivité maximum de la connaissance scientifique, du point de vue empirique, et M. Rignano a donc raison de supprimer l'arbitraire distinction des sciences mathématiques et physiques, et des sciences biologiques, sociologiques et psychologiques. Partout le rôle des théoriciens est capital, si tant est que la science, comme déjà la per- ception, a pour objet d'analyser l'expérience immédiate, et d'en retrouver la systématisation profonde, cachée sous le flux varié des phénomènes. Mais ilest un danger aux travaux systématiques du théoricien, et peut-être est-il plus réel chez celui-ci que chez l'expérimentateur spécialiste, quoiqu'en dise M. Rignano. Les synthèses sont parfois plus unilatérales que les recherches particulières. Nous n'en voulons pour preuve que les récentes théories sur le phénomène religieux; nous avons déjà relevé (3) le caractère singulièrement étroit de certaines explications sociologiques et nous signalerons dans un prochain article une déviation analogue chez les psychologues de la religion (4). Il convient précisément ici de se demander si la simple analyse de l'expérience et de l'expérimentation, absentes chez les théoriciens obligés de se contenter de récits et de biographies, n'aurait pas été plus près du réel que les systématisations très unilatérales proposées. - Au reste, dans le problème biologique même envisagé plus spécialement par M. Rignano, ne peut-on pas voir dans le mécanisme ou le vitalisme deux systèmes présentés par des théoriciens? L'observation de M. Rignano tendrait done seulement à interdire aux expérimentateurs l'élaboration d'une théorie que leur point de vue nécessairement restreint et trop proche du réel oblige à être partielle. Mais ici il conviendrait peut-être de rétablir l'ancienne distinction des sciences du monde extérieur (y compris les biologiques) et des sciences morales (psychologiques et sociologiques), car même en admettant que l'on rattache les activités supérieures de l'homme ou de la collectivité à des processus inférieurs, physiologiques même, il n'en demeure pas moins que le théoricien de ces sciences ne saurait point s'empêcher d'être toujours expérimentateur deces activités supérieures par le fait même qu'il est un homme; il ne saurait faire abstraction complète de ses expériences personnelles. Le résultat de l'expérimentation est donc moins unilatéral que celui de la systématisation. Il devrait l'être tout au moins, et cela tient à la différence réelle de ces deux modes d'activité théoriques. Or, comme précisément la confusion de ces deux modes est trop souvent une cause d'erreur, il convient de marquer avec précision l'objet respectif de l'expérimentation et de la systé- matisation. Le théoricien se place au point de vue dialectique du vrai, alors que le spécialiste se borne à décrire les moments de l'expérience, sans rechercher les relations qui la conditionnent(5). Il y a là deux attitudes très légitimes, nécessaires également, mais dont la distinction théorique et pratique est essentielle : ces deux attitudes se réduisent en définitive à l'opposition, ou mieux à la différenciation du point de vue positif et du point de vue métaphysique. Et il n'est pas de plus grave erreur que de faire de la recherche positive une métaphysique. M. Rauh a souvent insisté sur la nécessité de maintenir le point de vue descriptif et théorique. Il soutenait même à l'encontre de M. Rignano que « l'esprit scientifique consiste à s'adapter à l'expérience immédiate, et qu'il est l'opposé de l'esprit de système ». (De la méthode dans la psychologie des sentiments, p. 28). Souvent en effet et par le fait même qu'il tente une explication synthétique totale, le théoricien est sollicité de ne point respecter la notion capitale, empirique d'expériences spécifiques. La systématisation, qui réduit l'inconnu au connu, supprime trop facilement l'irréductibilité des phénomènes et l'autonomie des sciences par. ticulières. L'exemple est caractéristique des sociologues qui réduisent l'expérience religieuse à l'expérience du lien social. Si la science ne veut point perdre tout contact avec le réel et prétend en être l'explication plutôt que la reconstruction arbitraire, elle doit en saisir les aspects spécifiques et conserver aux objets des techniques particulières leur signification propre. Sans doute, l'unité de la science ne devient plus qu'une chimère en tant que le principe universel d'intelligibilité serait unique; mais il est possible de concevoir des rapports hiérarchiques entre les divers plans du donné, qui maintiendraient la coordination des expériences spécifiques. Peut-être au reste se retrouverait-on par là conduit à une forme de rationalisme, tel M. Rauh qui déclare : « Il n'y a pas de méthode de science universelle, mais seulement une attitude scientifique universelle, l'unanimité doit être cherchée non plus dans la matière mais dans la forme de la connaissance. » (ibid., p. 2). Mais peut-être aussi peut-on concevoir ces rapports eux-mêmes comme donnés dans la réalité et découverts par l'analyse. Mais nous n'avons point ici à discuter ces problèmes généraux. Notre projet était seulement de rappeler dans l'esprit même du Spectateur quelques règles pratiques nécessaires aux techniciens comme aux théoriciens, et nous sommes reconnaissant à M. Rignano de nous avoir permis par ses judicieuses remarques de préciser quel- ques considérations particulières.

P. Maury.


(1) Gf. les tirages à part de Scientia sur « la Conscience », « les tendances aftectives». a l'Attention », a le Phénomène religieur» « le Matérialisme historique », « le Socialisme », etc. (2) E. Rignono, Essais de synthèse scientifique, à paraitre chez Aleau prochainement. [Cf. présent numéro, p. 235. - N. D. L. R.] (3) Spectateur, 1910, no 13, p. 97. (4) Consulter aussi à ce sujet Ruyssen, Année psychologique, 1506, P. 357, « Sociologisme ou Psychologisme », et Boutroux, le chapitte * Psychologisme et Sociologisme » de Science et Religion. (5) Cf. Segond, La Prière, p. 25.

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