L'intellectuel, d'après M. A. Cartault
[Un de nos lecteurs a bien voulu promettre au Spectateur de lui communiquer de temps en temps les réflexions que lui suggéreront ses lectures ou certaines questions d'actualité. Nous les insérerons, même lorsqu'elles concerneront des livres, au « Carnet des Lecteurs » plutôt qu'à la rubrique des « Livres et Périodiques ».]
L'intellectuel
A propos d un livre récent de M. A. CARTAULT
Il est admis depuis Pascal que les définitions sont libres, incontestables, que chacun a le droit de prendre tel mot dans le sens où il l'entend et a seulement le devoir d'en prévenir le lecteur. M. Cartault était donc fondé à définir l'intellectuel comme il l'a fait, à le parer de toutes les vertus, à lui prêter toutes les grâces ou plutôt tout le sérieux, qui manque aux gens cultivés d'à présent. Mais je suis persuadé que la plupart des droits sont faits pour ne pas servir ; ils sont sans doute très précieux, il faut jalousement les défendre, les revendiquer et y tenir, mais il faut le plus souvent renoncer à en user, à cause des inconvénients que cela entraîne. Ainsi le mot intellectuel ou ne veut rien dire de plus qu'intelligent et alors il n'y a aucun besoin d'y recourir, ou il veut dire : qui fait profession d'intelligence, et le voilà aussitôt suspect. C'est ce que n'ont pas vu ceux qui ont lancé ce mot avant M. Cartault.
Aussitôt en effet que l'intelligence, cesse d'être une qualité, à laquelle tout le monde peut prétendre, sans distinction de castes, aussitôt qu'elle devient ou passe pour être une forme de culture, une qualité professionnelle, une distinction, non pas de nature, mais de convention, ah ! alors, elle devient une aristocratie comme une autre, déplaisanteet odieuse, un joug qu'on veut secouer. L'humanité est payée pour savoir ce que deviennent, à l'usage, les professions les plus respectables : le métier de sage, le plus honorable de tous, n'est-il pas la sophistique ? Il y a une déformation mentale inhérente à toute profession : tout ce qui se professionnalise s'abêtit. Donc, si vous respectez l'intelligence,n'en faites pas un métier, sauvez-la des faiblesses ou turpitudes professionnelles. Les grands esprits ont toujours repoussé le titre d'intellectuel : Pascal (et avant lui Montaigne) avait en horreur l'épithète de savant, de mathématicien. Il ne voulait pas se laisser englober dans la corporation. Pédantisme à rebours ? Snobisme d'un genre spécial, affectation d'homme du monde ? Non pas, mais sentiment vrai du respect dû à l'intelligence, qui manque à nos intellectuels d'aujourd'hui. Les savants de bonne race savent bien que ce n'est pas leur science qui fait leur valeur, leur science, c'est à dire les acquisitions qu'ils ont faites. Qu'importent celles-là, ou d'autres ? Est-ce que par hasard tous les usages de l'esprit ne se valent pas ? Est-ce que le psychologue de laboratoire se croirait le droit de mépriser l'homme d'expérience, qui connaît le monde et n'est point dupe des hommes ? Dans un autre ordre d'idées, est-ce que les qualités du chimiste sont supérieures à celles de l'avoué, de l'industriel ou du commerçant ? Faut-il distinguer les hommes par les professions qu'ils exercent, les unes intellectuelles, les autres, qui ne le seraient pas? Mais alors, il faudrait distinguer aussi entre les métiers de l'intelligence, car il y en a plus d'un ; il faudrait distinguer le naturaliste du mathématicien, et établir des rangs, une hiérarchie. Si l'on admet qu'il y a des intellectuels, il faut admettre qu'il y a de grands et de petits intellectuels, comme il y a le négoce et le petit commerce. Au fond ceux qui parlent d'intellectualisme rêvent d'une aristocratie pour laquelle ils réclament le privilège de mener le monde. A cette aristocratie on sera toujours en droit de demander de faire ses preuves, de justifier sonpouvoir, d'établir sa légitimité. Les intellectuels voudraient faire revivre le principe d'autorité, destructif du règne de l'intelligence. Ils s'attribuent une compétence qu'ils n'ont pas, une compétence dans le domaine delà pratique ou du sens'commun, qui leur est souvent le moins familier, en raison du caractère spécial de leurs études. Voilà ce qui explique le discrédit où est bien vite tombé le titre d'intellectuel, si honorifique qu'il paraisse.
M. Cartault sait tout cela, et l'indique fort bien ou le donne clairement à entendre. Aussi prend-il le mot intellectuel dans un sens nouveau. Les intellectuels ne sont point pour lui une classe sociale, la classe dirigeante, ils représentent seulement un type d'esprit, et ce type est fort noble et élevé. L'intellectuel est une sorte de héros à la Plutarque, qui appartient déjà ati passé, qui était le produit naturel des humanités classiques, et ne se verra plus, ou guère. Il n'est pas seulement l'homme qui réfléchit et qui pense, l'homme instruit, il a encore le culte de la pensée, il est le prêtre de l'idée ; poussez jusqu'au bout, jusqu'à l'absurde, vous aurez ce que Hugo appelait le « mage ». L'intellectuel a le respect de sa pensée, de son jugement,le souci de sa dignité intellectuelle ; par là il se met à part, s'isole de la foule des hommes, passionnée, aveugle, du troupeau des indignes, vulgum pecus. Ne semble-t-il pas que l'intellectualisme soit encore une aristocratie, aux yeux de M. Cartault, et que la vérité lui apparaisse comme un monopole ? C'est priser à la fois trop et trop peu l'intelligence, trop, puisqu'on l'érige en titre de supériorité unique parmi les hommes, et trop peu, puisqu'on ne paraît plus la reconnaître et l'honorer sous ses formes communes, dans toutes les conditions et tous les genres de vie. L'intellectualisme est en baisse aujourd'hui partout, même dans les milieux philosophiques, où se marque une réaction contre la raison étroite ; il est en baisse dans le monde, où l'on voit que l'intelligence pure tient si peu de place et voisine d'ailleurs si peu avec le bon sens. Je ne parle pas de ceux que l'orgueil des intellectuels offusque, ne voulant pas passionner le débat — On en vient même à être injuste pour l'intelligence, qu'on rend responsable des abus commis en son nom. La vérité est que personne n'a le droit de parler au nom de l'intelligence et de se réclamer d'elle, que, pour rendre à l'intelligence un vrai culte, il suffit d'y faire appel, toujours et partout, d'en généraliser l'emploi. Si notre époque devient anti-intellectualiste, ce sera un grand dommage ; il s'agirait de mettre un peu plus de raison dans les choses humaines, d'éclairer l'opinion, comme on disait jadis, ce qui n'est point l'œuvre des savants assurément, si l'on entend par là les spécialistes de la pensée, mais ce qui est une œuvre analogue à la science, exigeant les mêmes facultés, les mêmes méthodes, à laquelle il faut convier tout
le monde et montrer que tout le monde est apte.
N'est-ce pas là la tâche que le Spectateur a entreprise, la thèse qu'il soutient?
Adam Dürr.
Note : Lire L'intellectuel, étude psychologique et morale, par A. Cartault dans Gallica