L'ingénieux prétendant
Fantaisie anecdotique et algébrique
Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 55, mars 1914.
Dans la vie du journaliste, politicien et homme d'esprit anglais d'origine française, Henry Labouchere, qu'il vient de faire paraître,. M. Algar Labouchere Thorold raconte une amusante anecdote sur un ancêtre de son héros.
Les Labouchere étaient des huguenots du midi de la France, dont quelques-uns avaient émigré en Angleterre, puis en Hollande, après la révocation de l'Edit de Nantes. Le grand-père d'Henry, Pierre-César, était né à La Haye en 1772', de sang uniquement français ; sa mère était Mlle Molière et on se demande si elle était apparentée au comique. L'anecd!ofe survante montre qu'Henry Labouchere avait de qui tenir en fait d'habileté et d'esprit.
Etant encore jeune employé dans la célèbre maison Hope à Amsterdam, Pierre-César fut envoyé en Angleterre pendant les troubles de la Révolution française pour traiter quelques affaires avec une maison allîée, celle des Baring. ÏT devint promptement amoureux de la fîlle de Sir Francis Baring, Dorothée, et ïa demanda en mariage à son përe. Celui-ci fut blessé et refusa, sur quoi ïe jeune homme demanda si la situation serait changée au cas où il deviendrait associé de la maison Hope ; Sîr Francis répondit qu'elle le serait ; et c'est avec cette assurance que Pierre-César, ayant terminé ses affaires, repartit pour Amsterdam, où, sans plus tarder, il demanda à Hope de le prendre comme associé. Il reçut naturellement un refus, auquel il répondit en demandant si la situation serait changée dans le cas où il serait gendre de sir Francis Baring. Oui, dit son patron. Il répliqua alors qu'il était fiancé à Miss Baring, et l'affaire fut réglée. (Cf. Thorold, The Life of Henry Labouchere, Londres, Constable).
Nous laisserons aux moralistes plus ou moins sévères le soin de dire si la réplique de Pierre-César mérite le vilain nom de mensonge et si on doit lui refuser des circonstances atténuantes. Au surplus la réponse à la première question n'est guère douteuse de leur part : il est indéniable qu'au moment où Pierre-César dit qu'il était fiancé à Miss Baring, il ne l'était pas.
En tout cas le procédé intellectuel du jeune amoureux est fort curieux: et on n'a pas fini avec lui en disant que c'est l'énoncé d'une chose fausse. Sans doute, le fait de ses fiançailles était faux, mais l'affirmation seule de ce fait devait avoir pour conséquence son entrée comme associé dans la maison Hope, laquelle devait elle-même avoir pour conséquence la réalisation de ces fiançailles. Evidemment il suffisait qu'une de ces deux conséquences fit défaut pour que l'édifice croulât tout entier ; mais si l'on doit admettre que l'ardeur des sentiments de Pierre-César lui donnait un regain de confiance dans la vie, on doit d'un autre côté reconnaître que le procédé choisi ne pouvait être suggéré que par une imagination souple et ingénieuse.
Ce procédé est une transposition amusante dans l'ordre pratique de ce qu'est dans l'ordre théorique la fiction mathématique qui consiste à supposer le problème résolu, ou mieux de ce qu'on pourrait appeler plus généralement la fiction algébrique, que nous définirons plus loin.
Les mathématiciens (il suffit pour avoir droit à ce titre dans le cas présent de savoir en algèbre ce qu'on enseigne dans la classe de troisième à des enfants de treize ou quatorze ans) aperçoivent, par exemple, l'ana- logie avec la résolution d'un système de deux équations :
x + y = 5 x + 2y = 7
Dans la première équation, x et y sont inconnus ; mais je suppose à tort qu'a est connu et je me sers de cela pour calculer une valeur provisoire de y :
y = 5 - x
La seconde équation me donne alors facilement
x + 2(5 - x) = 7 x = 3
et, en suivant en sens inverse le chemin déjà parcouru, j'obtiens enfin la valeur de y :
y = 5 —3 = 2
De même, pour Pierre-César arrivant à Amsterdam, les réponses aux deux questions (mariage et association) étaient inconnues, mais comme il savait qu'il y avait une relation (l'équivalent d'une équation) entre ces deux réponses, il a pu supposer, quoiqu'à ce moment-là ce fût à tort, que l'une d'elles (mariage) était connue ; ce qui, grâce à la relation mentionnée, a permis de rendre l'autre (association) réellement connue ou, plus exactement, certaine, — puis, par voie de conséquence en sens inverse, la première également.
Nous avons, pour marquer l'analogie, imprimé en ita- liques les mêmes mots importants dans les deux déduc- tions : inconnu, à tort, connu, en sens inverse.
Il ne faut évidemment pas attacher d'importance à une analogie de forme comme celle-là, et pareille transposition pratique des méthodes algébriques aurait parfois de singuliers résultats. Mais il reste vrai qu'un procédé d'allure purement abstraite peut à l'occasion suggérer des modes ingénieux de penser ou d'agir jusque dans des domaines fort éloignés de la précision scientifique, — à condition bien entendu qu'on les tempère de souplesse et de bon sens.
Cela n'est pas étonnant, puisque procédés scientifiques et procédés de bon sens ne sont que l'exercice d'un même esprit. La fiction algébrique se définit très aisément en termes de sens commun : elle consiste à traiter comme du connu ce qui est inconnu, — à calculer sur les lettres (inconnu) comme sur des nombres (connu), — et le résultat montre, aussi bien dans les modestes équations indiquées plus haut que dans les problèmes les plus élevés de la science, que cette hypothèse, fausse en elle-même au moment où elle est énoncée, conduit à des résultats exacts qui la légitiment à son tour.
Un pareil procédé réussit mieux dans le domaine de la quantité parce que c'est là seulement que la logique, qui en est la garantie, règne en maîtresse incontestée. Mais en lui-même il n'a rien de spécial aux choses mathé- matiques, il est le fait de l'esprit, qui, sous réserve des précautions d'application dictées par le bon sens, peut l'employer partout où il lui plaît.
Ce qui prouve bien d'ailleurs qu'il ne saurait s'agir que d'une suggestion psychologique et non d'un calque logique, c'est l'entorse qu'il faut donner à la réalité pour rapprocher des notions qui sont en fait très différentes. Dans l'exemple traité, nous avons identifié conséquence de fait, se produisant du passé ou du présent vers l'avenir, avec conséquence logique, existant pour ainsi dire en dehors du temps.
Et il n'y a là rien de particulier : c'est bien toujours par suite de l'intervention du temps que les choses de la pratique se distinguent de celles de la logique pure. En logique tout est coexistant, les relations peuvent s'établir dans tous les sens. Dans la pratique, elles ne peuvent se diriger que dans un seul, du passé parle présent vers l'avenir. La série des conséquences de fait, A, B, C, D, E, est représentée par une ligne droite sur laquelle se meut ce qu'on pourrait appeler le courant causal :
A B C D E
Passé --------------------> Présent
Au contraire la série logique se referme en forme de cercle. Le serpent se mord la queue. A la différence du courant causal de tout à l'heure, la force logique se propage en avant ou en arrière et sur un circuit fermé, de sorte qu'on peut commencer la déduction en un point quelconque, le plus commode, et passer, non plus seulement de A en BCDE, mais par exemple de C en DEAB, et même parfois abréger le chemin en remplaçant des arcs parleur corde (CEB).
Le héros de notre anecdote a procédé à l'égard de la série de fait comme il eût été seulement légitime de le faire à l'égard de la série logique. Cela lui a réussi parce qu'il ne s'est produit aucune brisure, aucun événement qui a arrêté le courant causal, comme il peut toujours s'en produire dans le temps, qui est le domaine propre de l'incertain. Il a joué avec l'incertain, et il a gagné, non sans courir de risque ; mais qui ne risque rien n'a rien, et ne pas vouloir courir de risque, ce serait précisément confondre le règne de la pratique avec celui de la logique pure.
R. M. G.