aller directement au contenu principal
couverture de la revue Le Spectateur

L'importance du vraisemblable

Article paru dans Le Spectateur, n° 31, janvier 1912.

« Il n'y a que la vérité qui offense. » C'est bientôt dit. Il est pourtant quelque chose qui fait moins plaisir à entendre que la vérité, c'est ce qui, n'étant pas vrai, pourrait l'être. A un homme dont la bienfaisance est notoire on ne dira pas: « Vous êtes un avare »: il hausserait tout simplement les épaules; mais on pourra lui dire: « Vous êtes un ambitieux, vous désirez vous attirer la faveur populaire »: et il lui sera peut-être malaisé de se disculper. C'est que si,logiquement, il n'y a pas de milieu entre ce qui est vrai et ce qui est faux, psychologiquement, il y a un tiers non exclu : le vraisemblable — ce qui peut être faux mais qui a l'air d'être vrai - et avec quoi il faut compter. Si, venant de déjeuner, je tire ma montre et qu'elle marque six heures, je constaterai: « Tiens, ma montre ne marche pas.» et je demanderai l'heure au garçon du restaurant. Si ma montre marque une heure un quart, je paierai en hâte et sortirai aussitôt, alors que le garçon et la montre de mon voisin m'auraient laissé le temps de souffler en me disant d'un commun accord : il est une heure moins quelques minutes. La quasi-exactitude d'un dire est plus trompeuse que son inexactitude manifeste, je ne le repousse pas comme déraisonnable et je n'ai pas non plus la pensée de le contrôler. Aussi M. Faguet (De la Vérité, Sansot, p. 29) en parlant de l'enfant qui ment pour dissimuler un méfait a tout à fait raison d'écrire: « La nécessité du mensonge vraisemblable lui enseigne ce qui pourrait être la vérité et le dresse par conséquent et à l'observation et à la conception du vrai. On ne saurait croire combien le mensonge pratique fait avancer sûrement dans la notion de la vérité »; ce qui n'est pas à dire bien entendu que la pratique du mensonge soit une méthode à employer pour la recherche du vrai; mais si pour tromper nous devons saupoudrer de quelque logique nos inventions, réciproquement pour être trompés il a fallu que dans une certaine mesure nos exigences logiques fussent satisfaites. Aussi, au lieu de se désoler d'être si inhabile à distinguer le vrai du faux, il est préférable de reconnaître que se contenter du vraisemblable est une nécessité de la vie. Quant à prétendre être capable d'une méfiance spontanée à l'égard de tout ce qui a les apparences du vrai, voilà pour le coup qui n'est pas vraisemblable.

M. P.

Retour à la revue Le Spectateur