L'illusion des 'si' en politique
Article paru dans Le Spectateur, n° 53, janvier 1914.
Les notes de cette rubrique ne se distinguent de celles du « Carnet des Rédacteurs » que par la place plus grande tenue par des citations d'écrivains. Ces écrivains sont choisis de préférence parmi ceux dont la spécialité, s'ils en ont une,, ne risque pas d'être confondue avec celles qu'on attribue plus généralement aux rédacteurs de la revue.
Tandis que les notes du « Carnet » montrent plus spécialement que nous nous occupons, au Spectateur, de ce que tout le monde fait, les emprunts de la présente rubrique peuvent servir à prouver que tout le monde est à l'occasion amené à faire ce qu'ici nous faisons régulièrement.
« Tout le monde », disons-nous, bien qu'il dût être plus exact de dire seulement : tous ceux qui écrivent. Mais c'est une nécessité matérielle de prendre ceux-là comme représentants des autres : il faut seulement remédier le mieux possible aux erreurs de perspective qui en résultent.
DOCUMENTS DE PRATIQUE ET D'OBSERVATION
L'illusion des « Si » en politique
Le livre si curieux de Marcel Sembat, qui a prodigieusement intéressé ses amis et ses adversaires, et où on a voulu, à tort sans doute, voir un pamphlet anti-républicain de son très républicain auteur, renferme parfois sous la forme de simples boutades, des remarques fort ingénieuses et qui ne trouvent pas leur application seulement en politique.
Tel est le cas du passage cité plus bas, où il décrit ce qu'il appelle l'illusion des « Si ». Cette illusion amène à se désintéresser complètement de toute question de méthode (la question de forme du gouvernement n'est pas autre chose) sous prétexte que toutes les erreurs dûment constatées, qui seraient susceptibles de servir de leçons, peuvent être attribuées à des fautes ou à des insuffisances personnelles (ou encore, ajouterons-nous, à des circonstances dites fortuites). On oublie qu'un des objets les plus importants de la méthode est précisément de prévenir ces fautes et de se garer de ces insuffisances, ou, le cas échéant, de réduire au minimum leurs conséquences funestes. Surtout, cette illusion suppose une conception très simpliste des choses psychologiques, consistant à se les imaginer comme s'écartant beaucoup moins qu'elles ne font d'un type idéal, d'ailleurs conçu a priori.
Voici ce que dit M. Marcel Sembat, dans Faites un Roi,
sinon faites la paix (Paris, Figuière, 5e éd., p. 23 et suiv.) :
« Vous vous amusez, me criera Julia,vous nous taquinez! C'est de l'espièglerie. Mais vous ne proposez pas sérieusement de démolir la République et de faire un roi par la seule raison qu'il fera peut-être marcher l'Intendance ? L'Ouest-Etat, David, Thierry, l'Intendance, ne sont pas des motifs de Révolution ; ce sont des abus à réformer. Et, dites donc, monsieur le député, c'est notre métier, cela !
— J'ai essayé, mon cher Julia, j'ai essayé, sans aucun succès, je l'avoue,et nous verrons comment tout à l'heure. Mais je conviens, en effet volontiers que je viens de citer des abus qui paraissent faciles à redresser. A première vue, ils ne semblent pas inhérents au régime et l'on ne dirait pas qu'ils tiennent à sa racine.
— La République a mal gouverné jusqu'à présent ?
Disons plutôt qu'on a mal gouverné sous la République ! C'est la faute des hommes plutôt que du régime. Nous allons y pourvoir.
— Soit! j'en accepte l'augure ! méfions-nous pourtant
d'une illusion très répandue ! Je l'appelle l'illusion des « Si ». En raisonnant, on ramène tout en politique à la volonté humaine; les obstacles matériels s'évanouissent et on s'écrie : « Comme c'est facile ! Si... on voulait ! »
Tout le raisonnement anarchiste se ramène à cela. J'ai entendu Lorulot dans je ne sais plus quel meeting aux Sociétés Savantes répondre à Francis de Pressensé. Quel logicien! quel magicien! De sa baguette, il touchait successivement tous les maux de la société, et montrait sous chacun d'eux les volontés perverties : «... Si on voulait... si on s'entendait... » A sa parole, les difficultés se rétrécissaient, se ramassaient, se réduisaient jusqu'à rentrer toutes dans ce « Si » des volontés humaines, comme les moines de Chaucer rentraient tous dans le derrière du diable.
L'erreur est de croire que, s'il est difficile de transformer les conditions physiques et de changer la nature inanimée, il est facile de changer les volontés et la nature humaine.
« Si on voulait ! C'est si facile ! » Parce qu'entre notre pensée et le but nous n'apercevons aucun, obstacle matériel, comme rien ne s'interpose sur la route, rien que les habitudes, les sentiments et les mœurs des hommes, l'espace nous paraît libre, l'air translucide, et l'horizon tout proche de la main !
Il subsiste beaucoup de cette illusion générale des libertaires dans nos espérances de réformes partielles: si aisées, si promptes en apparence, puisqu'il suffit de vouloir.
Hé! ce n'est pas si facile ! Notre volonté individuelle, déjà, c'est à tort que nous nous en croyons les maîtres ! Et notre intelligence domine moins nos tendances qu'elle n'est dominée par elles! Quant aux volontés collectives, à la volonté du groupe, c'est aussi difficile à mouvoir que la matière ! »