L'illusion de la difficulté crée la difficulté
Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 55, mars 1914.
Votre article sur « les paradoxes de la difficulté » mériterait toute une discussion. Je veux seulement vous soumettre quelques réflexions. Vous n'étudiez la difficulté que du point de vue objectif ou réel. En réintroduisant dans votre étude le facteur personnel, ou en la reprenant au point de vue subjectif, on la compléterait, je crois, heureusement.
La difficulté, en effet, est sans doute dans les choses, mais elle est aussi et plus encore peut-être dans le sujet. Même quelquefois elle n'est pas dans les choses, mais seulement dans le sujet ou dans l'idée qu'il se fait des choses. L'obstacle, en effet, n'est pas toujours réel, mais il suffit qu'il soit cru exister, pour exister réellement. Il a cela de commun avec Dieu, si l'argument ontologique est valable. L'idée de Dieu prouve que Dieu est. De même le sentiment dé la difficulté, fût-il illusoire,, crée à lui seul une difficulté réelle, parfois invincible. Que de gens sont paralysés, annihilés par l'idée qu'ils ne sauront pas faire une chose qu'ils sont parfaitement capables de faire ? Inhibition psychique, paralysis by ideas, aboulie, ce sont là les noms de la difficulté dont je parle. L'idée est une force, dit A. Fouillée ; elle est aussi un principe de faiblesse ; l'idée que je ne peux pas exécuter un acte ou que je ne le pourrai pas, ou que j'aurai de la peine, beaucoup de peine à l'exécuter, devient une cause d'impuissance, une source de difficulté très réelle.
Tarde parle quelque part du sentiment qu'il avait, étant écolier, que jamais il ne pourrait venir à bout d'un genre d'études qu'il n'avait pas encore abordé et ne connaissait encore que de nom. J'ai eu le même sentiment, très fort, quand j'étais enfant. Je crois qu'il y a beaucoup de bons esprits qui sont atteints de ce misonéisme intellectuel et qui redoutent les tâches auxquelles ils ne se sont pas encore essayés, et cela sans avoir aucunes raisons, positives, effectives, de les redouter. Inversement, vous avez d'autres esprits qui ont toujours confiance en leurs forces intellectuelles, si médiocres qu'elles soient. Il leur faut l'échec répété, et encore ! pour acquérir le sentiment de la difficulté. Il y a donc des esprits confiants en soi et défiants de soi, par une fatalité de tempérament, indépendamment des raisons objectives qu'ils ont d'avoir défiance ou confiance : appelons cela le préjugé de la difficulté ou de la facilité, mais tenons-en compte, tout préjugé qu'il est, parce qu'il produit les mêmes effets qu'un jugement fondé.
Voici maintenant quelques anecdotes à l'appui de votre difficuté pariétale. On avait mis dans un même bassin deux poissons : pour empêcher que le gros mangeât le petit, on avait placé entre eux une lamelle de verre, sur laquelle chacun d'eux se cogna longtemps. A la fin, on enleva la barrière de verre, mais chaque poisson resta dans son compartiment, comme devant ; la barrière réelle était tombée, la barrière morale subsistait ; la difficulté avait fait place au sentiment de la difficulté. Tant la difficulté vraie n'a pas besoin d'être réelle ou objective, peut être illusoire ou subjective! — Inversement, un bêta d'insecte se heurte contre la vitre transparente; il ne voit pas l'obstacle; la difficulté, pour lui, n'existe pas. Tant il est vrai encore une fois que la difficulté réside dans l'esprit, n'existe que pour celui qui y croit !
Conclusion pédagogique qui découle de tout ceci :
Donner le sentiment de la difficulté à ceux qui ont trop de confiance en eux-mêmes, dans leur force, dans leur intelligence. Faire perdre ce sentiment à ceux dont la force, l'habileté, l'intelligence répugnent à se manifester, à s'exercer. Platon disait de ses deux disciples, Xénocrate et Aristote : avec l'un, il faut user de l'éperon, avec l'autre, du frein. Toute la pédagogie estlà en substance.
L. Dugas.