L'ignorance des gens instruits
Quelques lecteurs, dont l'attention avait été attirée par les citations de Hazlitt parues à nos « épigraphes » de janvier et de mars, ont bien voulu nous demander de les renseigner sur l'œuvre dont ces phrases avaient été tirées. Nous avons cru que la meilleure manière de leur répondre serait de publier l'essai tout entier au début duquel elles figurent.
Cet essai de "William Hazlitt est intitulé On the Ignorance of the Learned (nous dirons un mot plus loin de la difficulté que présentait la traduction du mot learned) et a paru il y a bien près d'un siècle (1824). On comprend que ce qui pouvait être vrai pour l'Angleterre de cette époque-là ne saurait l'être de tout point pour la France d'aujourd'hui, et en bien des cas Hazlitt nous semble enfoncer des portes ouvertes.
D'ailleurs, si nous avions fait nôtres les citations découpées pour nos « épigraphes », nous n'entendons pas être responsables de toutes les idées de notre auteur, qui les exprimé parfois avec ces exagérations auxquelles ne répugne pas toujours la finesse de l'humour anglais.
Et cependant nous ne saurions dissimuler la sympathie très particulière que le Spectateur ressent pour le point de vue auquel Hazlitt se place dans son essai.
On classe volontiers notre revue parmi les publications tout spécialement destinées aux « gens instruits ». Qu'en fait, par suite des habitudes de lecture attentive qu'elle exige, ce soit surtout ce genre de personnes qui la lisent, cela est fort possible, quoiqu'à ce sujet la liste de nos abonnés classés par profession éveillerait peut-être plus d'une surprise. Ce n'est pas en tout cas le lieu de discuter ce point.
Ce sur quoi nous voulons au contraire insister, c'est qu'en dépit de ce rapprochement de fait, le Spectateur lui-même ne se considère pas comme étant nettement du côté, pour ainsi dire, des « gens instruits » plutôt que des autres.
Ceux de ses rédacteurs qui sont pourvus de connaissances livresques, sans renoncer au profit qu'ils peuvent en avoir retiré, tâchent de ne pas les conserver ait premier plan de leur esprit lorsqu'ils se proposent de recueillir, pour les exprimer ici, leurs « observations ». Dans ces « observations » elles-mêmes, l'idéal d'intelligence auquel ils rapportent plus ou moins les faits intellectuels qu'ils constatent n'est pas un idéal d'intelligence érudite, lettrée, ni même savante. Eux-mêmes ne se classant pas en pareille catégorie, il leur arrivera de considérer très exactement comme un maître, dans la tâche même que le Spectateur s'est donnée, tel commerçant ou encore telle femme d'organisation, plutôt qu'un savant ou un philosophe.
Ce n'est pas qu'ils sacrifient à ce que Renan, après Mme de Staël, appelîe le pédantisme de la légèreté (Dieu non! diront certains lecteurs). Ils ont pour les sciences et l'érudition le plus grand respect, en ce qui concerné les résultats propres à ces disciplines et en ce qui concerne leurs applications à la vie et leur fruit pour la culture de l'esprit. Mais ils pensent que ces sciences, ces formes d'érudition, et les lettres elles-mêmes, ne représentent pas tout ce qu'il est nécessaire de cultiver dans l'intelligence humaine. Et c'est sûr ce point qu'il leur a paru que l'essai de Hazlitt, en dépit ou à cause de ses
exagérations, pouvait donner à réfléchir.
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Trois points surtout leur semblent importants à souligner ;
1° La limite entre les connaissances qui confèrent la qualité de « personne instruite » et les autres connaissances est singulièrement arbitraire : et il serait parfois difficile d'en rendre compte autrement que par une routine aveugle.
2° L'ignorance dont font preuve les « gens instruits » à l'égard des choses pratiques n'est pas seulement préjudiciable à ce point de vue pratique; elle prouve en même temps que ces personnes ne savent pas réellement ce qu'elles ont l'air de savoir car ce n'est pas bien savoir, même théoriquement, que d'être incapable d'appliquer ce qu'on sait.
3° Il est de fait que beaucoup de « gens instruits » ont des mentalités d'ignorants, et que beaucoup de personnes ne faisant pas profession d'instruction possèdent au contraire les qualités intellectuelles considérées plus ou moins expressément comme le fruit de l'instruction.
Que chaque lecteur veuille bien, à cet égard, se livrer à une petite statistique personnelle sur ses parents, amis et connaissances : nous ne doutons pas de la conclu-
sion.
Pour nous résumer, nous espérons quel'essaide Hazlitt suggérera à nos lecteurs (comme il l'a fait à nous-mêmes) cette réflexion que l'instruction est un moyen, non une fin et que, par suite, l'importance qu'on doit y attacher est d'ordre relatif : mieux vaut en effet la fin (qualités intellectuelles) sans les moyens (connaissances déterminées) que les moyens sans la fin, — d'autant plus que quelquefois l'abus des moyens peut contrecarrer la fin elle-même, tout comme l'abus dans la recherche ou la conservation de la fortune, moyen de bonheur, peut, dans le cas de la rapacité ou de l'avarice, contre-
carrer le bonheur lui-même.
Sp.
P.-S. La traductrice a rendu les mots tels que learning, learned, par instruit, instruction, plutôt que par érudit, érudition, qui auraient mieux convenu à certains égards, mais dont le sens a semblé trop restreint. En revanche celui d'instruit, instruction est peut-être trop étendu : on pourra sous-entendre un adverbe et lire par exemple spécialement instruit. — Hazlitt oppose à ces mots le mot knowledge, connaissances en général, et surtout les connaissances réelles dont il montre la supériorité sur les connaissances plus ou moins factices constituant le learning.)
L'espèce de gens qui a le moins d'idées est constituée par ceux qui ne sont qu'auteurs ou lecteurs.
Il vaut mieux ne savoir ni lire ni écrire que de savoir cela et n'être capable de rien d'autre. Celui qui se promène toujours avec un livre à la main manque presque certainement à la fois du pouvoir et du goût de faire attention à ce qui se passe autour de lui et dans son propre esprit. On peut dire de lui qu'il porte son intelligence dans sa poche ou qu'il la laisse chez lui sur les rayons de sa bibliothèque. Il craint de s'aventurer dans aucune chaîne de raisonnementoude procéder à aucune observation qui ne lui soit pas mécaniquement suggérée par le passage de sesyeux sur des caractères d'imprimerie. Il recule devant la fatigue de la pensée, qui, faute d'exercice, lui devient insupportable. Il se contente d'une succession infinie et monotone de mots et d'images à demi formées qui remplissent le vide de son esprit et s'effacent continuellement l'une l'autre.
L'instruction n'est, dans trop de cas, qu'une caricature du sens commun ; elle tient la place des connaissances réelles.. Les livres servent trop rarement de lunettes pour observer les choses réelles, et trop souvent d'écrans pour épargner à une vue faible leur lumière trop vive et leur variété trop mouvante. Le rat de bibliothèque s'enveloppe dans son réseau de généralités verbales et ne voit que les ombres indistinctes des choses reflétées par le cerveau des autres. La nature le déconcerte. Les impressions des objets réels, dépouillées du déguisement des mots et des descriptions volumineuses et contournées, sont des coups qui le font chanceler; leur variété le trouble, leur rapidité l'épuisé ; il se détourne du bruit, de la clarté, du mouvement tournoyant du monde qui l'entoure (dont son œil ne peut suivre les transformations fantastiques, ni son entendement les réduire à des principes fixes), pour se tourner vers la calme monotonie des langues mortes, vers les combinaisons moins imprévues et plus intelligibles des lettres de l'alphabet.
« Laissez-moi à mon repos », telle est la devise des dormeurs et des morts. Autant demander à un paralytique de sauter de sa chaise et de jeter ses béquilles ou, sans l'aide d'un miracle, de « prendre son lit et de marcher » que d'attendre d'un lecteur savant qu'il jette son livre et qu'il pense par lui-même. Il s'y cramponne comme à un support intellectuel; et sa frayeur d'être livré à lui-même ressemble à l'épouvante devant le vide. Une peut respirer qu'une atmosphère savante, à la place de l'air ordinaire que respirent les autres hommes.
C'est un emprunteur d'idées. Il n'en a pas à lui et vit sur celles des autres. L'habitude de se fournir d'idées à des sources étrangères « affaiblit toute force interne de pensée », de même que l'abus des liqueurs fortes détruit l'activité de l'estomac. Les facultés de l'esprit, lorsqu'elles ne sont pas exercées ou lorsqu'elles sont engourdies par l'habitude ou par l'autorité, deviennent apathiques, ankylosées et impropres aux fins de la pensée et de l'action. Pouvons-nous nous étonner de la langueur et de la lassitude qui sont aussi produites par une vie de fainéantise instruite et d'ignorance, par cette étude pénible de mots et de syllabes qui n'excite guère plus d'intérêt que s'il s'agissait des caractères d'une langue inconnue et qui se prolonge jusqu'à ce que les yeux se ferment sur le vide de la pensée et que le livre tombe de la main affaiblie .
J'aimerais mieux être un bûcheron ou le plus humble des rustres, qui, le jour, « sue sous le regard de Phoebus et la nuit dort dans les Champs Elysées » que d'user, ma vie entre le rêve et la réalité. L'écrivain savant diffère du lecteur savant en ceci que le premier transcrit ce que lit le second. Les érudits ne sont que des esclaves littéraires; quand vous les amenez devant une composition originale, leur tête tourne et ils ne savent pas où ils sont.
Les infatigables liseurs de livres sont comme les éternels copieurs de tableaux qui, lorsqu'ils tentent de faire quoi que ce soit pour leur compte, découvrent qu'il leur manque un regard assez prompt, une main assez assurée et des couleurs assez brillantes pour reproduire les formes vivantes de la nature.
Quiconque a passé par tous les degrés réguliers d'une éducation classique et n'en est pas devenu stupide peut se vanter de l'avoir échappé belle.
C'est une remarque faite depuis longtemps que ce ne sont pas le» écoliers ayant brillé dans leurs classes qui deviennent les plus grands hommes, une fois entrés dans le monde. En fait, les choses qu'un écolier doit apprendre en classe et dont dépendent ses succès, sont des choses qui ne nécessite l'exercice ni des plus élevées, ni des plus utiles facultés de l'esprit. La mémoire (et de l'espèce la moins élevée) est la faculté principale appelée à fonctionner pour apprendre et réciter par coeur les leçons de grammaire, de langues, de géographie,d'arithmétique, etc., si bien que celui qui possède le plus de cette mémoire technique, avec le moins de goût pour les autres choses ayant des titresplus impérieux et plus naturels à fixer son attention enfantine, celui-là sera l'écolier le plus avancé.
Le jargon exprimant la définition des parties du discours ou les inflexions d'un verbe grec ne peut pas avoir d'attraction pour un débutant de dix ans, si ce n'est en tant que tâche imposée à lui par d'autres., ou bien parce qu'il y a chez lui une absence morbide d'intérêt ou d'amusement à l'égard d'autres choses. Un garçon de constitution languissante et n'ayant pas un esprit très actif, qui pourra tout juste retenir ce qu'on lui montre et qui n'a nilasagacité de discerner ses goûts ni l'ardeur de jouir par lui-même, sera généralement en tête de sa division.
D'autre part, un'enfant paresseux en classe est un enfant qui a de la santé et de l'entrain, qui a l'usage facile de ses membres, qui a l'esprit présent, qui sent la circulation de son sang et le battement de son coeur, qui est prêt à rire et à pleurer dans la même minute et qui préfère courir après une balle ou un papillon, sentir l'air vif sur son visage, regarder les champs ou le ciel, suivre un sentier sinueux, prendre part avec fougue à tous les petits conflits et à tous les intérêts de ses amis et de ses connaissances, plutôt que de s'endormir sur un livre de lectures moisi, répéter après le maître des distiques barbares, rester pendant des heures cloué à un pupitre et recevoir, en récompense du temps et du plaisir perdus, de mesquines médailles de prix à Noël et aux grandes vacances.
Il existe, c'est vrai, un certain degré de stupidité qui peut empêcher un enfant d'apprendre les leçons habituelles et d'arriver à ces chétifs honneurs académiques ; mais ce qui passe pour de la stupidité est, bien plus souvent, une absence d'intérêt, une absence de motifs suffisants pour fixer l'attention et pour forcer une application rebelle à s'appliquera des travaux d'école secs et vides de sens.
Les facultés les plus belles sont au moins aussi éloignées de ces travaux pénibles que le sont les facultés les plus bornées. Nos plus grands hommes de génie n'ont pas été parmi les plus remarquables à l'école ou à l'université. Gray et Collins furent des exemples de cette disposition vagabonde ; les personnes de ce genre n'ont pas une si haute opinion des entraves de la sévère discipline scolaire et ne peuvent pas y soumettre aussi servilement leur imagination.
Il est un certain genre et un certain degré d'intelligence dans laquelle les mots prennent racine, mais dans laquelle les choses n'ont pas le pouvoir de pénétrer. La médiocrité du talent, jointe à une certaine faiblesse de constitution morale, est le sol qui produit les plus brillants spécimens d'heureux lauréats...
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L'instruction, c'est la connaissance de ce qu'en général les autres ne savent pas ; cette connaissance, nous ne pouvons que la tirer en seconde main des livres ou d'autres sources artificielles.
La connaissance de ce qui est devant nous, autour de nous, de ce qui fait appel à notre expérience, à nos passions, à nos projets, aux affections ou aux intérêts des hommes, cela n'est pas de l'instruction. L'instruction est la connaissance de ce que nul ne sait, sauf les gens instruits.
L'homme le plus instruit est celui qui sait le plus de choses parmi les plus éloignées de la vie ordinaire et de l'observation effective, celles qui ont le moins d'utilité pratique, qui sont les moins exposées à être amenées devant la preuve de l'expérience et qui, ayant passé à travers le plus grand nombre d'états intermédiaires, sont le plus remplies d'incertitudes, de difficultés et de contradictions. C'est voir avec les yeux des autres, entendre avec leurs oreilles, et attacher nos croyances à leurs jugements.
L'homme instruit se vante de sa connaissance des noms et des dates, non des hommes et des choses.
Il ne pense jamais et ne s'intéresse en rien à ses proches voisins, mais il est admirablement documenté sur les tribus et les castes des Hindous et des Kalmuks. Il sait à peine trouver son chemin jusqu'à la rue voisine, mais il connaît les dimensions exactes de Constantinople et de Pékin. Il ne sait pas si son plus vieil ami est un fripon ou un imbécile, mais il pourrait prononcer une conférence pompeuse sur tous lès principaux personnages de l'histoire. Il ne peut pas dire si un objet est noir ou blanc, rond ou carré, et pourtant il professe les lois de l'optique et les règles delà perspective.
Il ne connaît pas plus ce dont il parle qu'un aveugle ne connaît les couleurs. Il ne peutpas donner de réponse satisfaisante à là question la plus simple et il est toujours à côté dans toutes ses opinions sur n'importe quel fait placé devant lui; pourtant il se donne comme un juge infaillible de tous ces points sur lesquels il est impossible qu'aucun homme au monde ait aucune connaissance, sinon par conjectures.
C'est un expert de toutes les langues mortes et de la plupart des langues vivantes ; mais il ne peut ni parler ni écrire la sienne exactement. Une personne de cette catégorie, la deuxième helléniste de nos jours, entreprit de montrer plusieurs solécismes dans le style latin de Milton ; et dans sa propre étude il n'y a presque aucune phrase qui soit anglaise.
Ainsi était le Dr —; ainsi était le Dr —. Ainsi n'était pas Porson : il était l'exception qui confirme la règle ; c'était un homme qui, en joignant le talent et les connaissances réelles avec l'instruction, rendit plus frappante et plus palpable la différence existant entre eux.
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Un savant qui n'est que cela et qui ne connaît rien d'autre que les livres, est forcément ignorant des livres eux-mêmes.
« Les livres n'apprennent pas l'usage des livres. » Comment connaître quoi que ce soit d'un ouvrage lorsqu'on ne connaît rien du sujet de cet ouvrage? Le pédant instruit n'est familier avec les livres que dans la mesure où ils sont tirés d'autres livres et où ces autres livres sont eux-mêmes tirés d'autres, et cela sans fin. Il singe ceux qui ont singé les autres.
Il peut traduire un mot en dix langues différentes, mais il ne sait rien de la chose que le mot désigne dans une quelconque de ces langues. Il se farcit la tête d'autorités appuyées sur d'autres autorités, de citations tirées de citations, tandis qu'il enferme à clef ses sens, son entendement, et son cœur. Il ignore les règles et les coutumes du monde; il ne sait pas se guider parmi les caractères des individus.
Il ne voit pas de beauté dans le visage de la nature et de l'art. Pour lui le « monde puissant des yeux et des oreilles » est caché, la connaissance n'entre chez lui que par une seule porte. Son orgueil s'accroît de son ignorance : la haute opinion qu'il a de lui-même s'élève en raison du nombre de choses dont il ne connaît pas la valeur et que, par conséquent, il dédaigne comme indignes de son attention.
Il ne connaît rien de la peinture, « des couleurs de Titien, de la grâce de Raphaël, de la pureté du Dominiquin, du corrègisme du Corrège, du savoir-faire de Poussin, de l'expression du Guide, du goût des Carraches, des contours majestueux de Michel-Ange », de toutes ces gloires de l'école italienne, de tous ces miracles de l'école flamande, qui ont empli de ravissement les yeux de l'humanité et à l'imitation desquels des milliers d'hommes ont en vain consacré leur vie. Ces œuvres sont pour lui comme si elles n'existaient pas ; c'est lettre morte, c'est une fable; rien d'étonnant à cela puisqu'il ne voit ni ne comprend leurs prototypes dans la nature.
Une reproduction d'un paysage de Rubens ou du Château enchanté de Claude Lorrain pourra être pendue au mur de sa chambre pendant des mois avant qu'il l'aperçoive une seule fois, et si vous la lui montrez il se détournera d'elle. Ce langage de la nature ou de l'art (qui est une autre nature) est un langage qu'il ne comprend pas. Il répète les noms d'Appelles et de Phidias parce qu'ils se trouvent dans les auteurs classiques et il vante leurs oeuvres comme des prodiges parce qu'elles n'existent plus ; quand il voit devant lui les marbres d'Elgin, les plusbeaux vestiges de l'art grec, il s'y intéresse en tant seulement qu'ils peuvent conduire à une savante controverse et (ce qui est la même chose) à une querelle sur la signification d'une particule grecque.
Il est également ignorant de la musique ; il ne sait rien d'elle, depuis les accords du grand Mozart jusqu'à la flûte du berger sur la montagne. Ses oreilles sont rivées à ses livres, endurcies par le son des langues grecque et latine, par le tapage des travaux d'école.
Connaît-il mieux la poésie ? Il sait le nombre de pieds dans un vers et le nombre d'actes dans une pièce, mais de l'âme et de l'esprit il ne sait rien. Il peut traduire une ode grecque en anglais ou une épigramme latine en vers grecs, mais il laisse au critique le soin de décider si l'une ou l'autre en vaut la peine.
Comprend-il la partie active et pratique de la vie mieux que la partie théorique ? Non. Il ne connaît aucun art libéral ou industriel, aucun métier ni occupation, aucun jeu d'adresse ou de hasard. L'instruction ne donne pas l'habileté dansl'art de la chirurgie, de l'agriculture, de la construction, du travail sur le bois ou sur le fer ; elle ne peut fabriquer aucun outil ni s'en servir quand il est fabriqué ; elle ne peut pas manier la charrue ni la bêche, le ciseau ni le marteau ; elle ne sait rien de la chasse ni de la fauconnerie, de la pêche ni du tir, des chevaux ni des chiens, de l'escrime ni de la danse, rien de la boxe, des quilles, des cartes, du tennis. Le savant professeur de toute science et de tout art ne peut en mettre aucun en pratique, bien qu'il puisse en tirer des articles pour une encyclopédie.
Il ne sait se servir ni de ses mains ni de ses pieds ; il ne peut ni courir, ni marcher, ni nager ; et il considère tous ceux qui comprennent réellement et qui pratiquent un quelconque de ces exercices de corps ou d'intelligence comme des hommes vulgaires et inférieurs, bien qu'il faille, pour connaître à la perfection ces exercices, une longue patience et une longue pratique jointes à une capacité particulière et à une tournure d'esprit qui leur soit spécialement adoptée. On n'en demande pas davantage pour permettre au futur savant d'arriver, par des études pénibles, à un diplôme de docteur et à l'agrégation, puis de manger, boire et dormir le reste de ses jours !
La chose est claire. Ce que les hommes comprennent réellement est réduit à des limités très étroites, à leurs affaires et à leurs expériences journalières, à ce qu'ils ont l'occasion de connaître et intérêt à étudier et à pratiquer. Le reste est de la vantardise ou de l'imposture.
Les gens ordinaires ont l'usage de leurs membres ; ils vivent de leur travail ou de leur habileté ; ils comprennent leurs propres affaires et le caractère de ceux qu'ils fréquentent, car il est indispensable qu'ils les comprennent. Ils ont de l'éloquence pour exprimer leurs passions et de l'esprit à volonté pour exprimer leur dédain et provoquer le rire.
L'usage naturel qu'ils font de la parole n'est pas enveloppé dans une prétention monumentale et dans une langue insolite ; leur sens du risible et leur promptitude à trouver des termes pour l'exprimer ne sont pas enfouis dans les recueils d'anecdotes. Vous entendrez plus de choses intéressantes sur l'impériale de la diligence qui va de Londres à Oxford que si vous alliez passer un an avec les étudiants et les professeurs de cette célèbre université ; on apprend plus de vérités en écoutant une tapageuse dispute chez le marchandde vins qu'en assistant à un débat officiel à la Chambre des Communes.
Une vieille dame de la campagne connaîtra mieux l'étude des caractères, et sera capable de l'illustrer de plus d'anecdotes amusantes puisées dans tout ce qui a été dit, fait et raconté dans une petite ville depuis cinquante ans, que le meilleur bas-bleu de notre époque ne pourra recueillir d'enseignement dans ce genre d'étude qui consiste à connaître tous les romans et tous les poèmes satiriques publiés dans cette même période.
Les gens des villes, en effet, sont piteusement inférieurs dans la connaissance des caractères : il les voient en bustes et non en entier. Les gens de la campagne non seulement savent tout ce qui est arrivé à un homme, mais suivent la trace de ses vertus ou de ses vices comme ils suivent la trace de ses traits, en remontant plusieurs générations ; et ils expliquent telle contradiction de sa conduite par un croisement dans sa race, un demi-siècle auparavant. Les gens instruits ne savent rien de cela, dans les villes comme à la campagne.
Par dessus tout, la masse de la société possède le bon sens, ce qui manque aux gens instruits de toutes les époques. Le vulgaire est dans le vrai quand il juge par lui-même ; il est dans le faux quand il se confie à ses guides aveugles.
Le célèbre théologien non-conformiste Baxter fut presque lapidé par les braves femmes de Kidderminster lorsqu'en chaire il affirma que l'enfer était pavé de crânes de nouveau-nés ; mais par la force de l'argument et par de savantes citations des Pères, le révérend prédicateur finit par triompher des scrupules de ses fidèles, de la raison et de l'humanité.
Tel est l'usage qu'on a fait du savoir humain : ceux qui cultivent cette vigne semblent avoir pour but de détruire le sens commun et les distinctions entre le bien et le mal, à l'aide de préceptes traditionnels et de notions préconçues adoptées de confiance et croissant en absurdité en même temps qu'en âge.
Ils empilent les hypothèses sur les hypothèses et en font une montagne telle qu'il est impossible d'arriver à la vérité claire sur aucune question. Ils voient les choses, non comme elles sont, mais comme ils les trouvent dans les livres ; et ils ferment leur intelligence jusqu'à ne rien pouvoir découvrir qui puisse entraver leurs préjugés ou les convaincre de leur absurdité.
On pourrait croire que le summum de la sagesse humaine consiste à maintenir les contradictions et à rendre sacrées les sottises. Il n'y a pus de dogme, si féroce ou si insensé soit-il, que ces personnes n'aient consacré et n'aient essayé d'imposer à l'intelligence de leurs disciples comme étant la volonté du Ciel, revêtue des terreurs el des sanctions de la religion.
Combien peu guidée a été la compréhension humaine dans la recherche du vrai et de l'utile ! Que de d'ingéniosité a été gaspillée pour défendre des croyances ou des systèmes ! Que de temps et que de talents ont été perdus dans des controverses théologiques, dansle droit, la politique, la critique verbale, l'astrologie judiciaire et l'art de fabriquer de l'or !
Quel bénéfice réel tirons-nous des oeuvres d'un Laud ou d'un Whitgil't, des évêques Bull ou Waterland, ou des Connexions de Prideaux, ou des ouvrages de Beausobre, de Galmet, de Puffendorf, de Vatel, ou des travaux plus précis mais également littéraires et inutiles de Scaliger, de Cardan et de Scioppius ? Combien de grains de bon sens y a-t-il dans leurs milliers de volumes in-folio ou in-quarto ? Que perdrait le monde s'ils étaient, demain, livrés aux flammes ? N'ont-ils pas déjà « rejoint les caveaux des Capulets » ?.
Pourtant, tous ceux-là furent des oracles à leur époque, et auraient considéré comme ridicule, de votre part ou de la mienne, de celle du sens commun et de la nature humaine, que de différer d'eux. C'est maintenant à notre tour de rire.
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Concluons. Les gens les plus sensés que l'on rencontre dans la société sont les hommes vivant dans les affaires et dans le monde, qui raisonnent sur ce qu'ils voient et ce qu'ils savent, au lieu de tisser des réseaux de subtilités sur ce qui devrait être.
Les femmes ont souvent davantage de ce qu'on appelle le bon sens que les hommes ; elles ont moins de prétentions, sont moins enchevêtrées dans les théories et jugent plus les objets d'après l'impression immédiate et involontaire qu'ils font sur l'esprit, par conséquent avec plus de vérité et de. naturel. Elles ne peuvent pas raisonner de travers, parce qu'elles ne raisonnent pas du tout. Elles ne pensent ni ne parlent d'après des règles et, à cause de cela, elles ont en général plus d'éloquence et plus d'esprit en même temps que plus de bon sens. Par leur esprit, leur bon sens et leur éloquence réunis, elles réussissent en général à gouverner leurs maris. Leur style, lorsqu'elles écrivent à leurs amis (non pas à un libraire), est meilleur que celui delà plupart des auteurs. Les personnes non éduquées possèdent la plus grande surabondance d'invention et sont les plus exemptes de préjugés.
L'esprit de Shakespeare était évidemment un esprit non éduqué, d'où la fraîcheur de son imagination et la variété de ses vues ; au contraire, l'esprit de Milton était scolastique dans la contexture de ses pensées comme de ses sentiments. Shakespeare n'avait pas pris l'habitude d'écrire, à l'école, des thèmes en faveur de la vertu ou contre le vice : c'est à cela que nous devons le ton sans gêne, mais sain, de la moralité de son théâtre. Si nous voulons connaître la force du génie humain, lisons Shakespeare ; si nous voulons connaître l'insignifiance du savoir humain, éludions ses commentateurs.
(Trad. F. M. G.) William Hazlitt.