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couverture de la revue Le Spectateur

L'idée et le fait

Article paru dans Le Spectateur, n° 52, décembre 1913.


Etre exempt de préjugés a passé longtemps pour être dégagé seulement des opinions de la foule, des superstitions et des croyances communes; il semble que cela signifie aujourd'hui bien plus, à savoir : l'abandon de toute croyance, de toute théorie, considérée comme une gêne, un parti pris et une étroitesse d'esprit, l'acceptation du fait pur et simple, la soumission entière à l'expérience, la résignation à tout, même à l'absurde, car rien ne prouve que l'absurde ne puisse pas être, que le réel soit par nature rationnel et logique, et en fait, dans l'ordre social et humain, par exemple, l'absurde tous les jours, « prétend à être », comme dit Leibniz, et réalise ses prétentions. Un esprit vraiment libre serait donc aujourd'hui un esprit revenu de tout, non seulement de toute tradition, mais de tout principe, et prêt à aller à tout, à toute nouveauté, qui se pose et s'impose, qui s'érige en fait ou devient un fait, qui entre dans l'histoire, füt-ce par accident. Que dans cette attitude mentale il n'y ait pas au fond un parti pris, un préjugé qui s'ignore, je n'en jurerais pas ou plutôt j'affirme le contraire et me chargerais de le prouver. Mais j'aime mieux raisonner dans l'hypothèse où l'on se place et en développer les conséquences. Dire qu'il faut accepter le fait, c'est dire qu'il faut renoncer à le juger, bien plus qu'il faut le prendre pour juge, s'incliner devant ses décisions, et y soumettre non seulement ses actes, mais encore son esprit et sa volonté. Quel est done ce nouveau tyran, qui va jusqu'à s'asservir les âmes? Est-il donc la raison ? Non, car il la supprime, il la rend inutile et il en dispense. La raison, si elle subsiste, sera l'acquiescement au fait, et encore l'acquiescement tout court, qui ne se discute pas, qui ne se limite pas, qui se donne tout entier, sans réserves. La raison n'est pas consultée, elle est prise à témoin, sommée d'obéir, chargée d'enregistrer les données de l'expérience. Mais quoi! d'enregistrer sans comprendre ? Oui, sa sujétion, je crois bien, va jusque là, dans la pensée de nos savants rigoureux. « Un fait est un fait ». Il vous trouble, vous déconcerte, vous irrite, vous indigne, qu'importe ! vous essaieriez vainement d'y résister, et il serait absurde de le tenter. Acceptez-le donc de bonne grâce. J'entends bien ! Ceux qui raisonnent ainsi ont dans l'esprit les faits physiques, contre lesquels nul ne songe à s'insurger, celui de la pesanteur par exemple, mais n'en est-il point d'autres, moins brutaux, moins rigides, les faits sociaux par exemple, au sujet desquels le doute est permis et la contestation possible ? Il faudrait prouver que ce qui est vrai des uns l'est aussi des autres. Je demande même à distinguer entre les faits physiques. Il y a ceux que j'ignore, qui s'accomplissent sans mon concours, en dehors de ma volonté, et ceux que je connais, dont je sais les lois, que je puis done prévoir, auxquels je puis consentir, contre lesquels je puis me défendre. Des premiers, je ne puis rien dire; les seconds seuls comptent, sont, pour moi, des faits. On pourrait soutenir, du point de vue d'une école nouvelle, qu'il n'y a de faits, au sens propre, que là où il y a pour l'homme intervention possible. ou moyen d'action, aussi limité qu'on voudra, ou, pour parler grec, qu'il n'y a pragmata que là où il y a praxis. Mais sans aller jusque là, sans prétendre qu'il n'y a de faits que là où il y a action, disons qu'il n'y a de faits que là où il y a connaiscance. Un fait n'existe que s'il est connu, et quand ¡e dis : connu, je n'entends pas seulement enregistré par les sens, mécaniquement perçu. Il y a « des faits qui ne disent rien à l'esprit », que l'esprit dédaigne, ne remarque pas, ne sait pas voir ou dont il ne conclut rien; ces faits-la sont nuls et non avenus; c'est en vain qu'ils se produisent, et se répètent tous les jours sous nos yeux; scientifiquement, ils n'existent pas, jusqu'au jour où un esprit vient qui s'en empare, les interprète, leur donne un sens, le rattache à une théorie connue on en fait le point de départ d'une théorie nouvelle. C'est en ce sens que Claude Bernard a dit qu'un fait ne vaut pas par lui-même, mais par l'idée qui s'y attache. « Il y a des faits nouveaux qui, quoique bien observés, n'apprennent rien à personne; ils restent, pour le moment, isolés et stériles dans la science; c'est ce qu'on pourrait appeler le fait brut ou le fait brutal » (1). Distinguons done le le fait brut et le fait scientifique et disons que le second est le fait véritable ou proprement dit. Un fait n'existe que s'il est admis par l'esprit; or, pour être admis, accepté, il faut qu'il paraisse acceptable, qu'il soit intelligible, qu'il s'accorde avec les lois con- nues ou n'aille pas contre ces lois, qu'il ne dérange pas les théories admises ou les habitudes d'esprit. De là la résistance souvent aveugle, injuste qu'on oppose aux faits nouveaux, aux découvertes. Il suffit parfois, pour gn'on rejette un fait, qu'on n'en voie pas l'explication. Quand on signala pour la première fois à l'Académie des sciences l'existence des bolides, elle déclara le des sciences l'existence des bolides, elle déclara le fait impossible et ne daigna pas le constater. Pasteur avait beau accumuler les preuves de l'existence des germes dans tous les cas de fermentation, on lui contesta longtemps les faits sur lesquels il appuyait sa découverte: ces faits ne pouvaient trouver grâce devant les savants dont ils dérangeaint les théories; ce n'était pas, à vrai dire, leur existence qu'on mettait en doute, mais les idées qu'il y rattachait, les conclusions qu'il en voulait tirer. Toutes les découvertes sans exception ont été accueillies pardes sarcasmes, ce qui ne se comprendrait pas, s'il ne s'agissait que de faits à enregistrer. La mauvaise foi en effet n'explique pas seule la résistance opposée aux novateurs. Mais, si ce n'est pas à la connaissance d'un fait nouveau » qui constitue la découverte, mais «l'idée qui se rattache au fait découvert » (CI. Bernard), on s'explique que la découverte ait à triompher des préjugés courants, de la science traditionnelle, et demande du temps pour s'implanter: il faut qu'elle soit comprise; et l'acceptation d'une idée, l'intelligence d'une doctrine ne saurait être instantanée, immédiate comme la constatation d'un fait. Remarquons que les adeptes des théories nouvelles, les esprits qui accueillent tous les faits, dès qu'on les signale, dès leur apparition, ne sont pas toujours plus sages que les esprits attardés: ce n'est pas non plus en effet aux faits qu'ils se rendent, mais aux espérances qu'ils fondent sur ces faits; témoins ces malades, qui essaient toujours du traitement nouveau. Quoi qu'on fasse, on ne bannit done jamais l'idée du fait, ou, comme dirait un empiriste, on n'exorcise pas le fait, on ne le recueille pas à l'état brut, on y mêle toujours une interprétation; il se complique toujours d'un facteur mental. Prenons-en notre parti: un fait n'entre dans la science qu'à la suite d'une idée, qui l'éclaire, qui le porte et fait son succès. Mais s'il en est ainsi des faits scientifiques proprement dits, si ces faits sont toujours fonction d'une théorie, d'un système et n'existent, ne se font admettre qu'autant qu'ils trouvent naturellement place dans ce système ou en forcent l'entrée, l'élargissent au besoin, à fortiori les faits psychologiques ou sociaux, dont nous allons parler maintenant, n'existent-ils que par l'adhésion que l'esprit leur donne, et ont-ils besoin d'être ou de paraître raisonnables, justes et fondés. Autrement dit, ces faits ne s'imposent pas à l'esprit en tant que faits : c'est l'esprit plutôt qui leur confère l'existence, qui les accepte comme faits, qui les autorise, les admet et en quelque sorte les consacre. De là vient que le point de vue historique, qui représente, dans l'ordre social, celui de l'empirisme pur, est étroit, exclusif et faux. Le fait historique, à vrai dire, ne vaut que par l'idée qui s'y attache, le problème moral ou social qu'il soulève, le jugement auquel il donne lieu. Cette idée peut être sous-entendue, laissée systématiquement dans l'ombre, mais en réalité on ne vise qu'à la faire naître, qu'à la suggérer, alors qu'on s'en défend. L'histoire cache toujours une arrière-pensée philosophique ou politique. Contrairement à l'adage, historia scribitur ad probandum. Je n'en veux pour preuve qu'un fait très humble, mais qui n'en sera que plus probant, car si ma thèse vaut pour ce fait, à fortiori vaudra-t-elle pour d'autres plus relevés.
M. Lavisse écrit que dans son village les solliciteurs l'assaillent et qu'il n'arrive pas à les éconduire.
« Inutile de dire par exemple à des pères dont les enfants ont des examens à passer qu'aucune recommandation ne suffit à procurer un brevet et, s'il s'agit d'un concours, que prendre à un concurrent non recommande le rang auquel il aurait droit, serait lui voler son avenir, crime plus grave que le vol d'un porte-monnaie dans une poche. Ils ne vous croient pas. C'est un article de foi qu'il n'y a plus de justice, que rien ne s'obtient que par faveur, qu'on ne peut marcher si l'on n'a personne, disait un brigadier de gendarmerie candidat à la médaille, « pour vous pousser au derrière ». Le trafic électoral produit, une immoralité tranquille. » (En vacances, Revue de Paris, novembre 1913.)
L'honorable académicien n'a-t-il voulu qu'écrire une page d'histoire ? On le dirait. Il ne flétrit point ces mœurs nouvelles, il les constate, il les décrit. Il ne les déplore ni ne les excuse, il les raconte. Mais si le lecteur était dupe de cette attitude historique, je veux dire s'il croyait qu'elle n'est point une attitude ou une feinte littéraire, alors c'est lui qui s'indignerait, se révolterait, non pas seulement contre le fait, mais contre le narrateur. Dira-t-on que j'exagère, que le lecteur lui-même est à ce ton, à ce niveau moral, et que l'historien le sait, s'en rend compte, et que c'est pour cela qu'il raconte les choses de ce style uni. Ce serait bien pis encore. Nous en serions donc tous arrivés à cette « immoralité tranquille » qu'un régime de corruption a produite. Si c'est la leçon qui se dégage du récit, je dirai que c'est une leçon à la Tacite, car il y a quelque chose de plus grave encore que les mœurs même dont on parle, c'est qu'on s'y résigne, qu'on y est fait, qu'on n'en sent plus l'immoralité. Autrement dit, je distingue l'opinion et les mœurs, et je prétends que la décomposition de l'opinion est bien autrement grave et redoutable que celle des mœurs. Mais qu'est-ce à dire sinon que, dans l'ordre social plus encore que dans l'ordre proproment scientifique, c'est par l'idée qu'ils reflètent et traduisent que les faits ont une signification, une valeur réelle et proprement existent ? Et si on croyait me contredire en soutenant que le point de vue de « l'immoralité tranquille » est desormais le vrai, celui de l'impartialité historique qui s'impose aux esprits vraiment libres, je dirais que c'est là encore une these, une doctrine, même un dogme, auquel c'est un fait sans doute que la majorité de plus en plus se rallie, mais qu'on est tenu de justifier, comme les autres, et qu'on peutjuger déplorable, tant que cette justification ne se sera pas produite ou ne sera pas jugée satisfaisante.

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Appendice sur l'observation chez Darwin

Cet article terminé et livré à l'impression, je rencontre dans Darwin (Vie et Correspondance) un passage qui illustre la thèse ci-dessus, l'énonce en termes nets, singulièrement heureux et qui va me servir non seulement à la confirmer, mais encore à l'étendre et à la préciser. On sait que ce qui distingue Darwin comme homme de science, ce qui constitue sa supériorité, sa qualité éminente et celle à laquelle il tenait le plus, c'est le don d'observation. Or il nous avertit que dans ce don entre pour une bonne part la faculté du raisonnement. Il « disait souvent que pour être un bon observateur il faut être un bon théoricien » et son fils ajoute qu'il avait lui-même « une faculté de théoriser toujours prête à prendre son cours au plus petit prétexte; le moindre fait mettait en liberté un torrent de théories et son importance s'en trouvait beaucoup amplifiée ». Autrement dit, s'il prenait plaisir à faire un relevé exact, complet et méthodique des faits, à en noter les moindres particularités, c'est que chacun de ces faits, dans son détail et dans ses particularités, parlait à son esprit, lui suggérait des idées, se dressait devant lui comme un problême dont il cherchait la solution; il avait comme il dit, « une patience sans limites pour réfléchir sur un sujet quelconque ». Il n'était donc pas un simple curieux, enregistrant des faits; il n'était curieux à l'égard des faits et empressé à les noter qu'à cause des questions qu'il se posait à leur sujet, qu'à cause de l'intérêt théorique qu'il leur trouvait ou qu'il leur supposait. Ajoutons qu'en dehors de l'intérêt de discussion qui s'y attache, les faits donnent encore prise au raisonnement par la difficulté qu'il y a à les recueillir, par « l'ingéniosité » qu'il faut mettre « a les réunir et à les observer », d'ou il suit que les purs observateurs - s'il en existe, — ne seraient pas eux-mêmes dénués d'invention ni exempts de raisonnement.
Ce qui était remarquable chez Darwin, c'était la sélection qui se faisait d'elle-même dans son esprit entre les faits. Il allait d'instinct au « fait privilégié » (Bacon), instructif. Il était aussi toujours à la recherche du fait nouveau. Ainsi il avait « la faculté de ne jamais laisser passer une exception ». Tandis que, pour la plupart des savants, l'exception est un fait gênant, importun, dont on voudrait être débarrassé et qu'on préfère ne pas voir, qu'on déclare négligeable, pour Darwin, l'exception était une piste à suivre, une invitation à la recherche et une indication de la voie à suivre pour les recherches. Il faisait, comme il dit, de l'exception « un point de départ ». Pour cet observateur émérite, le fait est done toujours un simple excitateur d'idées.
Mieux encore, le fait trouvait toujours chez Darwin un esprit prêt à réagir sous forme de théorie. L'observation suscitait aussitôt chez lui l'hypothèse explicative ou plutôt faisait surgir toutes les hypothèses plausibles. « Il en résulta qu'un grand nombre de théories insoutenables se présentait à son esprit, mais la richesse de son imagination était heureusement égalée par la puissance de son jugement qui venait condamner les théories qui l'avaient occupé ». Le génie de Darwin réalise l'équilibre de ce que nous avons appelé le fait et l'idée, les facultés d'observation et de raisonnement, ou plutôt il réside dans cet équilibre. On pourrait croire qu'à certains moments, cet équilibre est rompu, que l'une de ces facultés prédomine: une analyse attentive montre qu'il n'en est rien. Ainsi Darwin semble faire parfois des expériences, pour rien, pour le plaisir, par amour de l'art, ce qu'il appelle des « expériences d'imbécile»; mais dans ces cas-là, c'est encore une idée qui le guide et une théorie qu'il vérifie. S'il n'y avait point pour lui de faits insignifiants, indignes d'attention, c'est qu'il n'y avait point d'idées, même saugrenues, auxquelles il ne se crût autorisé à donner un instant d'attention.
« Comme il voulait être juste envers ses théories, dit son fils, il ne les condamnait jamais sans les mettre à l'épreuve; il lui arrivait done de soumettre à l'épreuve des théories qui ne paraissaient nullement dignes de cet honneur à la plupart. Il appelait ces sortes d'épreuves des expériences d'imbécile et s'en amusait beaucoup.» Ainsi, ayant cru remarquer que les cotylédons du Biophytum étaient sensibles aux vibrations d'une table, il pria son fils de jouer du basson auprès d'une de ces plantes.
L'alliance de l'idée et du fait, chez lui, est donc constante. Quelques-uns affectent d'admirer chez Darwin l'observateur et de dédaigner le théoricien ou le philosophe, d'autres affectent précisément le contraire; les uns et les autres ont tort et lui font tort; c'est parce que Darwin est un observateur doublé d'un penseur qu'il est un homme de génie et un savant; c'est le rabaisser et le méconnaitre que d'isoler les qualités inséparables dont est fait son génie.

L. Dugas.


  1. Introd. à la médecine espérimentale, 1 partie, ch. 11, ?I.

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