
Liberté, Égalité,...
Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 16, août-septembre 1910.
Il est frappant de constater la puissance et l'inviolabilité des formules, il semble qu'à se cristalliser ainsi sous des formes brèves, qu'à se contracter dans de brutales affirmations, les mots eux-mêmes qui composent les formules perdent leur sens normal pour en recouvrer un autre. Il y a là un acte psychologique curieux que je me propose d'examiner rapidement, à la lumière d'un exemple.
Il n'est pas un de nos monuments publics, qui ne porte gravés en lettres d'or à son fronton ces trois mots magiques et fatidiques : Liberté, Egalite, Fraternité. Que peuvent-ils bien signifier? Tout d'abord sans doute que nous nous trouvons en face d'une propriété de l'Etat, d'un bâtiment officiel, administration ou musée. Mais encore? Que peuvent bien penser de la signification de ces trois mots réunis les passants qui les lisent? Le plus souvent je le sais, les passants, qui sont des hommes, n'ont pas coutume de chercher à comprendre quoi que ce soit, ils passent, puis sont passés. Supposons cependant que l'un de ces passants soit atteint de la fâcheuse habitude de vouloir se rendre compte de ce qu'il voit et saisir le sens des choses qu'il peut lire. Si c'est un historien, il se rémémorera les grands événements de la Révolution, qui tout entière est symbolisée par les trois mots sacrés, qui furent l'expression de son idéal, le résumé de ses désirs, de ses volontés et de ses efforts. Si le passant est quelque peu philosophe, il se prendra à réfléchir plus profondément. Soyons un instant celui-là, qui s'arrête et qui pense.
Liberté, Egalite, Fraternité, de cette triade il faut immédiatement isoler le troisième terme, qui exprime des éléments plus essentiellement psychologiques. La fraternité est purement sentimentale, elle échappe au raisonnement, et aux lois, on ne peut pas la codifier. Elle est purement subjective, c'est le penchant qui nous pousse vers quelques-uns sinon vers tous nos semblables; elle n'est fonction ni de la liberté, ni de l'égalité. Rien ne nous oblige à la fraternité, mais rien ne nous en éloigne, si ce ne sont nos sentiments intérieurs. C'est l'expression d'un beau désir de paix et d'amour, qui veut que nous voyions en chacun un frère. Je ne veux pas insister ici sur ce qui peut tendre à créer ou à empêcher la fraternité. Il me suffit d'indiquer ici que nous sommes en présence d'un sentiment, d'un élément purement sentimental.
Si j'y ai un peu insisté, c'est qu'il n'en est pas de même pour la liberté, ni pour l'égalité; dans le sens du moins où ces mots sont pris dans les inscriptions qui parent nos édifices, nos pièces de monnaie, ou le papier timbré.
Je ne voudrais pas discuter ici la question métaphysique du libre arbitre, perpétuel sujet de controverse entre les philosophes, ni l'égalité qu'envisagent les mathématiciens, puisqu'il s'agit ici de la liberté civile et politique et de l'égalité civile et politique. Et nous entrons ici dans le domaine du relatif.
Liberté. - Pris dans son acception la plus large ce mot signifie l'absence de toute contrainte, et dans ce sens il exprime l'idéal de l'anarchisme, qui veut que chaque individu dispose pleinement de sa personne et de ses actes. Dans sa signification actuelle, il faut admettre quelques restrictions. Jouir de sa liberté civile et politique veut dire : agir sans contrainte dans les limites que nous assignent les constitutions et les lois. Grâce à la liberté qui nous est octroyée nous avons le pouvoir d'exprimer comme nous le désirons notre personnalité sociale, en tant que nous ne contrevenons en rien aux lois de la société dans laquelle nous vivons. On nous a dévolu le pouvoir d'agir, de vivre, d'aller et venir selon notre gré, tant que nous ne lésons pas les droits analogues qu'ont les autres individus. Puisque nous vivons en société nous sommes obligés d'accepter une certaine limitation, de consentir à nous plier à certaines normes sans lesquelles aucune vie sociale ne serait possible. Il n'est cependant pas incontestable que l'Etat réduise au minimum ses pouvoirs, pour nous laisser la jouissance d'un maximum de liberté. Le fait de la vie sociale a donné un corps à cette abstraction qu'est l'idée d'Etat.
Dans l'Etat nous sommes les parties d'un tout, et nous sommes limités par ce tout et par les parties qui le composent et qui ne sont pas nous-mêmes. Il serait extrêmement intéressant d'étudier la psychologie de cette réalité abstraite qu'est l'Etat à la lumière de la psychologie des foules. Mais ce n'est pas le but que je me suis proposé dans ces quelques notes. Sous l'ancien régime, comme sous la dictature napoléonienne, comme du reste sous la Révolution et sous toute espèce de régime social et politique, il existe une certaine somme de liberté. Cette somme seule varie; par le fait même de la société, la liberté absolue est impossible; dans les limites extrêmes qui vont de l'esclavage d'une part, à l'anarchisme de l'autre, nous jouissons d'une certaine quantité de liberté, et cette quantité seule varie. Lorsque nos ancêtres de la Révolution réclamaient à grands cris la liberté ils avaient en vue certaines libertés bien précises dont ils réclamaient la possession. Les restrictions que l'on opposait à l'exercice de leur liberté leur semblaient exagérées, les bornes entre lesquelles des codes, des systèmes de loi les enfermaient leurs apparaissaient trop étroites. Quelles furent les libertés réclamées et comment on les obtint, c'est ce que nous enseigne l'histoire, et je n'y insisterai pas. Je voulais seulement en arriver à montrer que la question de la liberté civile et politique est toute relative, et que ce mot que nous lisons si souvent de tous côtés n'indique qu'une tendance vers la moindre contrainte possible de notre personne sociale. La Liberté avec un grand L, considérée absolument, est une vue de l'esprit et un contresens social. Ce vocable ne prend réellement une signification, que dans le domaine du relatif, lorsqu'il ne s'agit plus d'un fantôme, d'un absolu vague et vain, mais de certaines données parfaitement précises. Tandis que même dans le domaine social — si toutefois on ose prétendre qu'elle puisse être sociale - la fraternité demeure purement subjective, la liberté, qui exprime le minimum de contrainte existant dans une société donnée, à un moment donné est, par le fait de sa relativité et de sa limitation, un élément objectif exterieur aux personnes. Toutefois la liberté sociale trouve son expression dans le fait même de l'inégalité des individus dans la société. Et j'en viens à considérer le dernier mot de la formule, qui révèle un dogme :
Egalité. — A force d'avoir été unie artificiellement à l'idée de liberté, l'idée d'égalité a pris un sens qu'elle n'a pas. On se plaît à y voir l'expression même de la liberté, tandis qu'elle en est le contraire. L'égalité est la limite et l'antithèse de la liberté. C'est l'autre terme du fait social. Et cela n'est point un paradoxe. J'ai cherché à démontrer plus haut que, par le fait même de la société, la liberté ne pouvait être que relative, qu'elle était strictement limitée, Or c'est précisément la notion d'égalité qui détermine cette limite. Lorsque l'on dit que des hommes sont égaux, cela signifie qu'ils ont le droit d'exprimer leur personnalité dans le cadre d'un ensemble de règles et de lois. Ils se ploient ainsi à certaines disciplines nécessaires mais restrictives de leur expansion libre. Les hommes sont égaux là où ils renoncent à leur liberté. Qu'on ne s'abuse pas en cherchant des exemples du contraire. Dans le droit de vote que confère le suffrage universel, me dira-t-on par exemple, chaque individu n'est-il pas absolument libre d'exprimer librement sa volonté et son voisin ne l'est-il pas au même titre que lui? En admettant que le régime politique soit parfait et qu'il fonctionne vraiment comme il devrait, cette assertion pourrait sembler exacte. Mais ce n'est là qu'une apparence.
Aucun code, aucune loi n'a le pouvoir de m'empêcher de penser ce que je veux; dans le domaine social, par le fait des règles de la société il n'en est pas de même. Sans doute j'ai le droit de voter pour mon candidat, mais si je n'appartiens pas à la majorité des votants, je n'aurai fait que dire quelle est ma pensée sans que suive un acte qui réalise ma volonté en exprimant ainsi ma liberté, Dans le cas contraire, si j'appartiens à la majorité, ma personne n'a qu'une valeur d'unité dans un nombre très grand, et c'est presque une quantité négligeable.
A l'appui de la thèse que je soutiens ici je veux montrer que c'est précisément là où l'égalité n'existe pas que ma liberté se fait jour. Dans le cadre étroit que trace autour de nous l'ensemble de nos constitutions, et de nos codes, et qui est le même pour chaque homme, il est pourtant encore possible de se différencier les uns des autres, de « s'inégaliser ». L'égalité nous veut tous semblables; civilement et politiquement aux yeux des lois édictées, nous le sommes, et pourtant, ici c'est richesse et là pauvreté, ici obscurité, là notoriété. L'égalité est la notion la plus sociale possible, mais elle n'atteint à la perfection que dans certaines colonies animales régies par l'automatisme le plus absolu. Et c'est là en fait l'idéal vers lequel tend l'égalité.
Pour pouvoir parler d'égalité il faut concevoir certaines normes; dans la vie politique et sociale ces normes sont incluses dans nos coutumes et dans nos lois. En voulant développer ce principe il faut chercher les éléments les plus généraux, les plus banals aussi par conséquent. Egaliser, c'est forcément niveler par le bas, et l'extension de l'égalité aurait pour résultat l'universelle médiocrité.
Un homme absolument seul, comme Robinson dans son île, serait parfaitement libre au point de vue social, libre à ce point que cette question ne se poserait même pas puisqu'il n'y aurait pas société. Si cet homme possède des animaux il n'est pas moins libre pour cela; l'arrivée d'un Vendredi, être humain, même esclave et soumis, fait naître certains rapports sociaux, qui ont leur source dans une certaine égalité consentie, très minime, entre le maître et le serf. Plus le développement social est grand, plus les rapports sont nombreux, plus il s'établit d'égalité et plus la liberté est limitée.
Liberté, Egalité ..., formule creuse, non-sens ou contradiction, mystérieux verset qui semble dire quelque chose de précis et qui n'exprime, si l'on veut pénétrer son sens le plus secret, que l'éternelle antinomie de l'individu et de la société, la lutte d'éléments contraires et discordants que la vie, une fois de plus illogique en face de la raison, rassemble et accorde................ Voilà les réflexions du promeneur qui philosophe et épilogue sur les choses les plus ordinaires et les plus communes de la vie, du promeneur qui se laisse aller à réfléchir sur les inscriptions gravées au front des monuments, vaines formules pour la foule qui les répète sans leur prêter un sens.
Et maintenant le passant est passé...
GEORGES BATAULT.