Les rythmes professionnels et la vie individuelle
Article paru dans Le Spectateur, n° 53, janvier 1914.
Il est possible de faire ce que les mathématiciens appelleraient une démonstration par l'absurde de l'intérêt que présente dans la vie la considération du rythme, professionnel ou non, ou encore du caractère vital indissolublement lié à l'idée de rythme (1). En effet les actes arythmiques, exceptionnels, ceux qu'on accomplit avec la quasi-certitude de ne les pouvoir renouveler, prennent un caractère d'importance, ou tout au moins de gravité, qui suggère quelques rapprochements avec l'idée de la mort, — si l'on s'est accoutumé de penser à celle-ci sans terreur, et même sans vertige.
C'est parce qu'ils sont généralement arythmiques que les voyages, au delà de l'attrait extrêmement vif du nouveau, de l'imprévu, présentent un charme plus profond, qui n'est pas sans quelque mélancolie. Le voyageur, même simple touriste, malgré l'admiration ou la sympathie éprouvée pour tel paysage, tel monument, telle œuvre d'art, est constamment condamné à partir, enchaîné, nouveau Gulliver, par les cent fils ténus qui le rappellent vers les rythmes habituels ou l'entraînent plus loin sur l'itinéraire fixé, à dates obligées. Il lui faut quitter les lieux et lés choses qu'il aimait, quelquefois même des étrangers connus en route, vers lesquels une réelle fraternité d'esprit l'avait rapidement porté, et qui divergeront pour toujours. Ces affections récentes se laissent briser sans résistance, mais non pas sans qu'il en coûte un peu, et ces abandons répétés, ces multiples séparations, ces mille petites morts mettent la sensibilité en un état de vibration et de réceptivité plus intense qu'à l'ordinaire. Mais il arrive bientôt, à ceux qui ne sont pas nés nomades, que cette griserie s'éteint, et que renaît le désir de la vie quotidienne rythmée, qu'elle soit calme ou affairée.
Et ce sont les recommencements continuels, les habitudes qui lient, mais qui entraînent, les rythmes en somme, qui nous laissent le mieux goûter à la vie, et nous bercent le plus doucement dans la quiétude de sa prolongation.
D'autres ordres de faits peuvent être utilement examinés au même point de vue : les examens sont le tourment de bien des mères, et le cauchemar de la jeunesse, à qui la lutte n'est pourtant pas pour déplaire; mais le risque à courir, en cas d'insuccès, est au minimum un nouvel effort considérable, si l'âge ne vient empêcher toute nouvelle tentative : les examens constituent donc dans la vie une période essentiellement arythmique, aussi le travail de leur préparation est toujours le côté sombre d'études en soi attrayantes, tandis que pour une fatigue même supérieure, le travail professionnel, rythmé, devient facilement joyeux.
Les mères d'ailleurs, qui ont l'art si touchant de trouver dans toutes les circonstances de la vie de leurs enfants de nouveaux sujets d'inquiétude, craignent les conséquences d'un succès d'examen qu'elles souhaitent par ailleurs ardemment : leur fils reçu, ce sera la fin de son enfance et de son adolescence passées sous le toit paternel, ce sera une première séparation ; ne sera-t-il pas exposé à de nouveaux dangers? Ce sera tout au moins la fin du rôle quotidien de la mère, tellement attachée à son oeuvre d'éducation qu'elle en redoute l'interruption avec l'impression qu'une telle oeuvre n'est jamais absolument achevée.
Ces mêmes sentiments (ceux de la fin d'un rythme) contribuent à assombrir le visage maternel le jour même où s'accomplit le mariage d'une fille, mariage d'ailleurs souhaité etréunissant ce que l'on est convenu d'appeler « toutes les chances de bonheur ». Il est évident que la mère souffre surtout ce jour-là du fait brutal de la séparation, mais ni les causes ni les faits dominants ne doivent faire oublier toute autre action ni toute autre réalité.
A ce caractère vital du rythme on peut rattacher un certain nombre de faits qui montrent l'opposition momentanée de sentiments ou d'idées dans laquelle se trouvent les personnes que mettent en présence des circonstances à la fois rythmiques pour un groupe, arythmiques pour l'autre.
Les mariages, et bien d'autres cérémonies publiques de la vie, jusques et y compris les enterrements, présentent dans les grandes agglomérations ce caractère paradoxal d'être arythmiques pour les principaux intéressés, et rythmiques pour les autres acteurs, pour la foule des amis et des personnes qu'une famille connaît de plus ou moins près, et qui viennent la noyer sous leur rassemblement inusité.
Pour les Parisiens, même peu mondains, mariages et enterrements sont des cérémonies courantes et qui forment une des grandes parts de la vie extérieure, un des rythmes habituels ; on court donc à ces « défilés » avec les sentiments superficiels qu'un intérêt affecté ne saurait masquer, et aussi avec une hâte d'en avoir fini, toujours explicable mais encore plus difficile à cacher.
Ceux au contraire qui accomplissent dans cette cérémonie un acte grave ou décisif pour leur vie, eux et leurs proches; directement émus, regardent passer la foule des figurants aA'ec le sentiment profond que jamais plus qu'en ce jour ils ne se sont sentis éloignés d'eux : toute l'habileté mondaine à sauver la face ne comble pas le fossé créé par le paradoxe des rythmes, et ceux des bords opposés de ce fossé préféreraient, au fond du cœur, ne pas se voir, toute considération de curiosité et de vanité mise à part.
Et ce n'est pas seulement dans les occasions précédentes que l'on se heurte au paradoxe rythmique, mais dans tous les cas où chacun de nous a affaire à un spécialiste et le voit par extraordinaire accomplir un rythme de sa fonction : au grand étonnement, à l'indignation quelquefois, de son client, c'est avec une attention tranquille, commandée sans effort par l'habitude, que le dentiste se prépare à arracher une molaire, que le chirurgien pratique délibérément une des nombreuses interventions courantes de son art. C'est cette même attention que le médecin, que l'avocat prêtent aux discours de leurs consultants. Ces derniers s'imaginent avoir à dire des choses « qui ne se sont jamais vues », tout à fait extraordinaires et personnelles, et ne se doutent pas que celui qui les écoute les a maintes fois entendues et les classe immédiatementdans des catégories usuelles.
C'est ainsi que lors des accidents, un des premiers griefs qui viennent à l'esprit, quelquefois fondé d'ailleurs; est le manque d'attention de celui qui est considéré comme responsable. L'on compare intérieurement les soins inquiets que l'on prendrait soi-même à accomplir les mêmes fonctions si l'on en était inopinément chargé, et l'on critique le geste quasi instinctif et trop rapide du mécanicien qui manœuvre la mise en route soit d'une locomotive, soit de l'énorme machine d'un navire, soit d'un outil puissant, le trop bref coup d'oeil qu'il donne aux signaux, ou aux cadrans indicateurs dont les renseignements ont une importance vitale.
Ceux qui assistent à des manœuvres de très grosses pièces dans l'industrie sontde même surprisde l'absence de cérémonial qui préside à la transmission des commandements; pas de cris, pas de grands gestes; il semble que l'énorme objet suspendu se dirige un peu à l'abandon et l'on craint, à tout instant une catastrophe; ce n'est qu'avec beaucoup d'attention et un peu d'habitude que l'on découvre l'ingénieur, ou le contremaître, et les deux ou trois chefs d'équipe qui mènent toute l'opération, disséminés en des points en apparence trop lointains, souvent hors de portée de la voix, toujours sans signes distinctifs; ils se connaissent, se surveillent avec calme, et les quelques gestes d'un code primitif, aussitôt transmis, assurent l'exécution ordonnée de la manœuvre.
On admire la simplicité, l'élégante souplesse, la précision des mouvements du prestidigitateur, du gymnaste, du danseur, de l'instrumentiste, mouvements dont les qualités mêmes semblent cacher à plaisir les difficultés vaincues, et l'on ne pense pas toujours que seules ces qualités peuvent rendre possibles les résultats obtenus, et que le rythme professionnel acquis par un long exercice fournit cette aisance parfaite qui semble dispenser partiellement de l'attention. Non sans péril d'ailleurs : des aviateurs bien rythmés osent chaquejour davantage, si par discipline réfléchie ils n'imposent des limites à une désinvolture trop facilement mortelle.
Dans ce second ordre de faits on peut trouver en passant une des sources des divergences de point de vue que le Spectateur classe dans les illusions de perspective mentale : connût-on du voisin tous les motifs d'agir, on ne le comprendra pas vraiment si l'on ne se place dans ses souliers,c'est-à-dire à l'endroit même qu'il occupe actuellement, bien plus si l'on ne revêt son habit avec ses cassures, ou mieux l'armure pesante de ses gestes habituels avec le souvenir de leurs rythmes.
En résumé, les caractères des actes arythmiques, ceux des actes que les circonstances rendent rythmiques pour les uns, arythmiques pour les autres, concourent à montrer l'importance de la notion du rythme dans la vie professionnelle, sociale, individuelle, qui avait déjà été
examinée précédemment.
Tout inconsciemment que ce soit, instinctivement, l'esprit humain s'attache à cette idée, par analogie peut-être avec les alternances astronomiques et physiologiques qui ont rendu la vie possible et ont concouru à sa réalité : années, saisons, jours, veille, sommeil, respiration, mouvements du coeur, etc.
Les renouvellements rythmiques lui donnent une impression de sécurité, lui permettent, dans une certaine mesure, de prévoir, et il est possible qu'en face d'une durée aussi limitée que l'est celle de la vie, ce soit par la division de cette durée en rythmes multiples qu'il arrive le mieux à se faire illusion sur sa longueur : l'indétermination du nombre des périodes, leur dénombrement quasi impossible, conduisant à des chiffres énormes, peuvent donner le change sur la valeur réelle du total et placer en une perspective avantageusement éloignée une échéance que l'on trouve toujours trop proche et dont on préfère détourner la tête.
Olry Collet.
- Voir le Spectateur de mai 1913 (V. n° 46, p. 218).