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couverture de la revue Le Spectateur

Les paradoxes de la difficulté

paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 54, février 1914.

Je suppose que je ne sache ni monter à bicyclette ni monter à cheval. Si l'on m'amène une bicyclette et que je l'enfourche, à moins qu'on ne me tienne très solidement et la machine avec moi, je n'y resterai pas un quart de minute. Au contraire, hissé sur la selle du cheval et ayant pris tant bien que mal les rênes dans les mains, je pourrai, si la bête est dressée et bien disposée, faire plusieurs fois le tour du manège sans anicroches. Vais-je en conclure que l'équitation est plus facile que la bicyclette, et faire intervenir cette considération parmi celles qui me décideront à choisir un sport plutôt que l'autre? Probablement non, parce que les renseignements que je puis avoir et le spectacle des innombrables cyclistes que je rencontre quotidiennement m'amènent à penser que la difficulté constatée dans le cas de la machine est plus apparente que réelle; parce que, d'un autre côté, les renommées diverses qui s'attachent à certains cavaliers me font penser qu'il ya dans leur art bien des degrés à franchir avant d'atteindre les plus hauts. Mais encore, si je suis tant soit peu nerveux, emporterai-je de ma première rencontre avec la bicyclette quelque appréhension.

Quoi qu'il en soit, ce qui nous importe ici, c'est que la différence de difficulté relative entre la bicyclette et l'équitation se trouve faussée par les circonstances qui accompagnent les débuts de ces deux sports, et que c'est seulement par des rectifications fournies du dehors que le rapport exact est rétabli.

La fausseté de l'apparence est due à la diversité des deux types de difficultés, qu'on peut, en les forçant, opposer comme suit : d'un côté (bicyclette), incapacité initiale absolue, apprentissage très court et dans la suite inutilité presque complète de perfectionnements; de l'autre côté (équitation), capacité initiale, limitée sans doute mais immédiate, suivie de la nécessité d'un apprentissage très long qui prépare à toutes les difficultés résultant de la diversité des réactions chez les chevaux, avec possibilité d'un perfectionnement indéfini.

On pourrait trouver partout des oppositions de cette sorte. Voici un Français qui ignore et la science médicale et la langue allemande. On lui présente d'une part un savant traité médical français, de l'autre un livre s'occupant d'un sujet familier mais écrit en allemand. Il comprendra un peu le premier, pas du tout le second, ce qui n'empêche pas que, s'il est normal, il lui faudra beaucoup moins de temps et de peine pour apprendre à lire ce second livre que pour parvenir à pleinement comprendre le premier.

Peut-être discutera-t-on le sens général donné ici au mot difficulté. Dans le cas du premier contact avec la bicyclette, avec le texte allemand, dira-t-on, il y a, non pas difficulté mais impossibilité : cette impossibilité une fois supprimée, la comparaison de difficulté à difficulté avec le cas du cheval, du traité scientifique, se poursuivrait normalement. On demandera qu'avant de parler de difficulté et surtout de comparer des difficultés, nous donnions une définition de la chose et de sa mesure, quant au temps et quant à la peine, peut-être aussi que nous distinguions entre le désir de la simple capacité moyenne et celui de l'excellence, entre les difficultés propres à l'apprentissage et celles de l'application lorsqu'est fini celui-ci. Mais notre point de vue ne comporte nullement ces précautions. Tout ce que nous voulons observer, c'est que le premier contact avec un exercice ou une tâche de certaine nature peut revêtir un caractère tel qu'il amène celui qui s'y livre à dire que ce travail est trop difficile, ou à le juger plus difficile, c'est-à-dire exigeant pour son apprentissage plus de temps, de peine, peut-étre même plus de dispositions, qu'il n'en exige en réalité. On nous permettra alors d'appeler ce fait une illusion, quitte à justifier plus tard cette dénomination.

Cette illusion est due à l'action paradoxale de l'accoutumance. Elle est favorisée par les circonstances particulières où se pose pratiquement la question de la difficulté. Tels sont les deux points à préciser.

Paradoxe de l'accoutumance

Aujourd'hui, je ne suis pas capable, moi commençant, de rester un quart de minute sans appui sur une selle de bicyclette. Mais si mon instructeur me fait faire quelques tours de piste, d'abord en me tenant presque comme un enfant, puis en me maintenant d'une main sur la selle, puis en gardant seulement un doigt dans ma ceinture, au bout de deux ou trois séances, il pourra me lâcher sans que je m'en aperçoive, et que je cesse de progresser sur ma machine. Sans conseils et sans efforts, j'aurai appris à me tenir à bicyclette, à aller à bicyclette.

Telle est l'action de l'accoutumance, mais s'il n'y avait que cela, cette action ne serait pas paradoxale. Ce qui lui donne ce caractère, c'est que le jour de mon premier essai, et même plus tard, j'ai très nettement l'impression que ce bienveillant effet de l'accoutumanee ne se produira pas pour moi. Mon instructeur et mes camarades me disent le contraire, me citent leur exemple; ils veulent m'encourager. Ils m'affirment que non :c'est donc qu'ils mesurent mon adresse à la leur. Je sais que d'autres ont appris avant moi : oui je le sais, mais je ne le crois pas.

Toute exagération à part, il est certain que c'est une tendance extrêmement naturelle, favorisée d'ailleurs plus ou moins par les circonstances propres à chaque ordre de tentative, que de croire l'action de l'accoutumance moins efficace et moins rapide qu'elle n'est. Et la circonstance qui favorise le plus cette tendance, c'est précisément celle qui fait par exemple que la condition première de la marche à bicyclette, le simple équilibre sur la machine est effectivement impossible au début; — cette impossibilité, autrement dit ce maximum de difficulté, se produisant d'ailleurs ici pour un exercice qui par la suite ne présente aucune difficulté sérieuse et guère d'imprévu.

Vous venez de dire, m'objectera-t-on, que l'acte en question est effectivement impossible et vous avez souligné effectivement : il n'y a donc pas d'illusion, on ne se trompe pas en le croyant difficile puisque, vous l'avouez, il est impossible. — Non certes, ce n'est pas là l'illusion, pas plus que ce n'est une illusion de considérer un texte allemand comme incompréhensible pour qui ne sait pas l'allemand, et un texte russe inépelable pour qui ne sait pas les caractères slaves.

D'illusion consiste à déduire de ces impossibilités une évaluation exagérée des difficultés qu'on rencontrera par la suite, à établir (de façon qui pourra être presque irré- fléchie) une sorte de proportionnalité entre les difficul- tés qu'on pourrait appeler de premier choc et celles qui se présenteront après. Assurément l'expérience enseigne à tout homme sensé que les difficultés diminuent avec l'exercice, mais on a tendance à croire à tort qu'elles diminuent avec la même vitesse pour les divers exercices, et que tel exercice, plus difficile au début que tel autre, le reste toujours, non seulement quant à la durée et à la fatigue de l'apprentissage, mais quant à l'attention qu'il exige, une fois même qu'on y est passé maître.

Difficulté pariétale. — Il y a des capacités — sportives, artistiques, scientifiques — auxquelles nous n'arri- vons qu'apres avoir parcoura une route fort longue, qui nous éloigne beaucoup de notre point de départ, de notre mode instinctif ou habituel d'agir et de penser. parce que précisément ces capacités sont en quelque sorte éloignées de nous. D'autres sont très près, dans l'appartement à côté, et tandis que les précédentes appa- raissaient peut-être à nosregards. si distantes qu'elles fassent de nous celles-ci nous sont cachées par une paroi opaque, et, si nous les voyions, elles auraient pour nous toute l'étrangeté des choses nouvelles, mais nous ne les voyons pas,... jusqu'au moment toutefois où, surle con- seil d'un tiers, nous nous décidons à renverser la paroi. Il nous faut, pour l'enfoncer, un effort momentané, plus intense en un certain sens que celui de la longue marche de tout à l'heure. Mais une fois donné, cet effort nous met en possession définitive du résultat désiré, dont nous étions séparés, non par un éloignement véritable, mais par une sorte de paroi, par ce qu'on pourrait appeler une difficulté pariétale.

Cette dénomination particulière, ou une autre meilleure, aurait l'avantage d'obliger à distinguer des sortes très différentes de difficultés qu'on a trop tendance, réunies qu'elles sont sous un même nom, à considérer comme susceptibles d'une commune mesure. On ne demanderait pas si le cheval est plus ou moins difficile que la bicyclette; on dirait qu'il y a pour la bicyclette une « difficulté pariétale » qui existe à peine pour le cheval, mais que l'apprentissage est plus long, et aussi l'exercice lui-même plus délicat, pour celui-ci. On ne dirait pas non plus, sans précisions, que la prononciation anglaise est plus difficile que l'allemande; — mais seulement qu'il y a pour la première deux « difficultés pariétales », beaucoup moindres chez la seconde, à savoir le désaccord avec l'orthographe et la présence de sons indécis, ce qui n'impliquerait nullement que, pour un polyglotte, il soit nécessairement plus facile d'entendre l'allemand que l'anglais.

La difficulté n'a pas qu'une dimension. — Tout cela revient à insister sur ce que, comme on dit en géométrie, la notion de difficulté est mesurable non pas selon une seule dimension, mais selon plusieurs. Je ne dis pas que Paul est plus volumineux que Jules, mais que Paul par exemple est plus grand, et Jules plus gros. Surtout, ce que je ne dis pas, c'est : Paul est plus grand, donc il est aussi plus gros. Je ne le dis pas, mais je dis quelque chose d'aussi absurde, si je dis que tel exercice exige plus de temps, d'apprentissage, de peine et d'attention uniquement parce que je me heurte, la première fois que je vais de son côté, à une paroi opaque, mais peut-être peu épaisse, ou même seulement parce que j'éprouve un certain sentiment d'étrangeté.

Paradoxe général de la difficulté

Les illusions qui précèdent se rattachent directement à la nature même des choses qu'il s'agit d'affronter: conditions d'équilibre de la bicyclette, prononciation d'une langue étrangère. Mais elles risquent d'autant plus d'induire en erreur que, pour des raisons d'ordre pratique, le problème de la difficulté se pose ordinairement dans des conditions défavorables à une solution exacte, j'entends pratiquement exacte.

Celui qu'intéresse ce problème, c'est celui qui est sur le point de commencer une étude. Il me serait utile de savoir l'anglais pour pouvoir accepter telle place au Canada : mais n'est-ce pas trop difficile pour moi! On bien je veux apprendre une langue étrangere, sera-ce l'allemand, l'italien, l'anglais? entre autres considérations, interviendra celle de la difficulté relative de ces langues. Et de même pour des sports. Et de même, bien plus sérieusement, mais de façon tellement complexe qu'on ne saurait en parler dans un résumé, pour une carrière tout entière.

Je me pose donc ces questions à propos de choses que je ne sais pas encore, que je ne sais pas, sur lesquelles j'ai, comme substituts d'opinions, de vagues lieux communs sur la difficulté de l'algèbre, de la grammaire allemande et en revanche de la prononciation anglaise, etc.

Ces lieux communs sont vrais ou faux, et ce n'est pas moi qui peux le déterminer, puisque par hypothèse je suis incompétent. Alors même qu'ils seraient vrais, ce seraient pour moi des formules auxquelles leur généralité même enlèverait toute valeur pratique véritable : ce qui est intéressant, ce n'est pas de savoir que l'algèbre, ou telle grammaire, ou telle prononciation, est difficile (nous avons vu précisément que c'était là un énoncé vague et trompeur), c'est en quoi ces choses sont difficiles, quel genre de difficulté est la leur, et quelles qualités il faut pour triompher de celle-ci. Or tout cela, même si un compétent me l'expliquait, je risquerais de ne pas le comprendre ou de ne le comprendre qu'abstraitement, car la question de difficulté, question de réalisation et d'action par excellence, est de nature essentellement pratique et a besoin d'étre « agie » pour être vraiment comprise.

Au surplus, et c'est là la seconde face de la difficulté si particulière que présente le problème de la difficulté, - ce compétent que j'interrogerais aurait sans doute beaucoup de peine à me répondre. Vraiment, à moins d'être un maniaque de pédagogie, le polyglotte qui sait et l'anglais et l'allemand se demande-t-il jamais laquelle des deux langues lui a été le plus difficile à apprendre, et de même le mathématicien s'interroge-t-il sur les difficultés passées de son apprentissage? Mais, je le veux bien, ils méditent ces questions. Est-ce que l'action paradoxale de l'accoutumance ne se représente pas ici pour niveler leurs souvenirs ? Que chaque lecteur s'interroge sur sa capacité propre, et, à part quelque image lointaine de larmes puériles sur un traité indigeste, à peine trouvera-t-il une notion vague de la difficulté de telle ou telle étude, notion fortement influencée sans doute par les lieux communs déjà nommés. Non, l'éducation, c'est, selon l'excellente définition du Dr Le Bon, le passage du conscient dans l'inconscient; et cette inconscience, condition optime de la perfection dans l'activité, est normalement réfractaire à l'observation de soi-même, surtout à distance.

Le savant répondrait presque, à qui lui demanderait comment il est venu là où il est, par une phrase analogue à celle que Marcel Pareau, dans ses « illusions de facilité » du dernier numéro (p. 10) met dans la bouche du paysan questionné sur le chemin à suivre : « C'est tout droit ». Tout droit, cela veut dire qu'il n'a pas, quand il suit ce parcours, à s'interroger comme on le fait lorsqu'on est à une bifurcation. Pourlui la bifurcation n'en est pas une, puisqu'elle n'est pas un motif d'hésitation. De là à dire qu'il n'y en a pas, que c'est « tout droit », - à exprimer, comme dit le jargon philosophique, le subjectif en termes objectifs, — il n'y a qu'un pas. Certes le savant n'oublie pas les peines de sa jeunesse studieuse, mais, outre qu'elles s'estompent dans le lointain, elles se noient dans l'aisance actuelle de ses démarches intellectuelles.

C'est pour la même raison que, très naturellement et de très bonne foi, un spécialiste quelconque a tendance à considérer sa spécialité comme n'en étant pas une ou en étant moins une qu'elle ne l'est. A quoi il correspond en sens inverse la tendance si commune à exagérer le caractère de « spécialité » d'une spécialité avec laquelle nous venons pour la première fois en contact.

On se rend sans doute compte que les difficultés (il faut bien employer le seul mot juste) spéciales au problème pratique de la difficulté sont dues à ce qu'on pourrait appeler la position biaise de ce problème dans le temps.

Si ce problème m'intéresse, se pose vraiment à moi, je n'ai pas les données matérielles nécessaires pour le résoudre. Dès que j'ai ces données, au contraire, et à supposer encore que je m'intéresse pour autrui au problème, la possession même des données, créant pour moi la facilité, fait évanouir le sentiment de difficulté, dont je ne peux plus avoir maintenant qu'une notion abstraite, radicalement insuffisante.

On se rend compte d'ailleurs combien il est difficile, pour celui qui sait, de se mettre par hypothèse à la place de celui qui ignore, ce qui explique en particulier comment de grands savants sont souvent pour cela même de mauvais professeurs.

Ainsi celui qui sait, celui qui pourrait renseigner le prochain qui ne sait pas, a tendance à nier la difficulté, et cela sous la forme d'une prévision du passé, puisquil s'agit de sa part d'une incapacité à considérer son propre passé indépendamment de ce qu'il sait aujourd'hui. Marcel Pareau a donné dans le précédent numéro des exemples particulièrement expressifs de cette négation de la difficulté, de cette « illusion de facilité », et il y a vu, lui aussi, une « prévision du passé ».

Quant à nous-même, dans les exemples qu'il a bien fallu donner pour éclairer cette petite étude, exemples que nous avons choisis, — et pour cause, — dans des ordres d'idées que nous connaissions un peu, n'avons-nous pas, par la force même des choses que nous venons d'expliquer, succombé à quelques illusions de facilité? Nous ne le jurerions pas. On voudra bien voir là une vérification... in anima vili de l'idée exposée!

Le danger en question aurait été plus grand si, au lieu d'études ou de sports assez simples, nous avions choisi des exemples plus complexes, portant sur toute une carrière, tout un ordre de culture. C'est là que les malentendus entre les lecteurs et l'auteur, et les illusions des uns et de l'autre auraient apporté une confirmation, fort exagérée celle-là, à la thèse!

Il a donc mieux valu s'abstenir. On n'en a pas moins vu cependant que ces quelques considérations étaient susceptibles d'applications importantes. D'ailleurs, avec un petit effort, chacun peut s'en rendre compte. Combien d'études, dont nous avons à la longue retiré le plus grand profit intellectuelou matériel, près desquelles nous étions longtemps passés parce qu'elles nous semblaient « trop difficiles pour nous », jusqu'au jour où un hasard, servi par plus de confiance de notre part vis-a-vis d'un renseignement étranger, nous a encouragé à pousser de l'épaule une « difficulté pariétale », pour aller ensuite de l'avant avec aisance et plaisir.

La nette intelligence des paradoxes de la difficulté et des illusions de facilité pourrait servir, du côté extérieur de la paroi, à donner une base un peu plus réfléchie à cette confiance, et, de l'autre côté de cette même paroi, à mieux comprendre qu'une évaluation visiblement exagérée de la facilité s'enlève à elle-même toute autorité.

Le jugement à porter sur la facilité ou la difficulté d'une étude ou d'un apprentissage est un de ces cas où, comme dit le proverbe anglais, on ne peut se rencontrer qu'à mi-chemin. Car il est matériellement impossible à chacun, au maître comme à l'élève, de se rendre au domicile de l'autre : il n'est pas plus facile, dans le temps, de voyager vers l'arrière que vers l'avant.

René Martin-Guelliot.

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