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couverture de la revue Le Spectateur

Les noms de stations du métropolitain

Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 11, mars 1910.


VARIÉTÉS

Lors de l'ouverture de la ligne métropolitaine qui traverse la rive gauche du pont Saint-Michel à la porte d'Orléans, les journaux rapportèrent qu'un groupe d'habitants du VIe arrondissement avait adressé à qui de droit une pétition demandant à changer le nom Saint-Sulpice donné à la station qui se trouve au coin de la rue de Rennes et de la rue du Vieux-Colombier, et proposant a la place, entre autres, le nom Rennes. On nous permettra de nous arrêter un instant sur ce fait afin d'en tirer quelques enseignements utiles au logicien et peut-être au linguiste. Les protestataires avaient raison en ce sens qu'il est faux que la station en question soit à Saint-Sulpice et qu'il n'est pas faux qu'elle soit rue de Rennes. Mais est-ce bien ainsi que la question se pose? Le nom d'une station n'est pas une « inscription », un document destiné aux historiens de l'avenir. Pour les habitants du quartier c'est une étiquette accolée à un point de repère et dont la signification importe peu. Pour les étrangers au quartier, au contraire, c'est, à défaut d'autres renseignements, une indication sur la situation du point où ils sortiront du réseau souterrain. La question pratique est donc de savoir quelle désignation entraînera le moins d'erreurs, et les moins importantes. Or il semble bien que les pétitionnaires n'aient même pas entrevu l'existence de cette question et n'aient pas aperçu par exemple que l'appellation Rennes pourrait faire croire que la station se trouve à l'autre bout de la rue de ce nom, près de la gare Montparnasse et à un kilomètre environ de sa position réelle, alors que cette dernière n'est éloignée de la place Saint-Sulpice que du huitième au plus de cette longueur. L'erreur que nous supposons n'a d'ailleurs rien d'hypothétique : nous sommes bien placé pour savoir que nombre de personnes ne songent même pas à mettre en doute que la station Raspail soit la plus avantageuse à quelque point du boulevard de ce nom qu'on veuille se rendre. On pourrait se divertir à montrer que le point de vue des protestataires et celui que nous exprimons s'opposent comme s'opposent en philosophie l'attitude théorique et l'attitude pragmatique. Nous laisserons de côté ce jen d'esprit et nous retiendrons seulement que dans cette petite question pratique ce sont des gens sans doute pratiques qui ont adopté l'attitude purement théorique qui consiste à se garer contre la conviction de fausseté au lieu de l'attitude pratique qui consiste à évaluer le nombre et la gravité des erreurs pratiques résultant d'une disposition donnée. On peut encore tirer de cette anecdote quelque lumière sur l'idée que se fait l'esprit populaire de l'exactitude, et en particulier sur la façon dont elle s'oppose à l'exactitude qui est pour lui, sans qu'il la connaisse bien, typique: l'exactitude mathématique. Les mathématiciens ne nous contrediront pas si nous disons que cette derNière implique deux éléments bien distincts : a) l'univocité, c'est-à-dire la non-ambiguïté de la détermination; b) la rigueur de l'approximation. Autre chose est pour eux de déterminerle nombre des solutions d'un problème, autre chose de calculer chacune d'elles avec une approximation donnée. Le premier point de vue est en général bien plus important que le second. De même en pratique, si l'on nous dit que le train pour telle direction part à 8 heures 37, il est plus important de demander s'il s'agit du train du matin ou du train du soir que de demander si l'heure du départ n'est pas par hasard 8 heures 36 ou 8 heures 38, d'autant plus que l'énoncé numérique donné exclut de lui-même tout autre énoncé numérique, tandis que rien n'indique à première vue si l'informateur a bien songé à se renseigner lui-même sur la série à laquelle appartient l'heure indiquée. Pour le nom de station qui nous occupe, il est bien certain que l'appellation Rennes comporte une erreur d'approximation nulle, mais en revanche elle présente une ambiguité considérable. Et il est peut-être intéressant de noter que, des deux éléments de la précision mathématique, celui que l'esprit commun aperçoit seul parce qu'il est le plus net est pratiquement le moins important, en partie d'ailleurs parce qu'étant le plus net il se réalise de lui-même sans qu'on ait besoin de faire preuve d'esprit méthodique pour s'interroger à son égard. Que la « récréation logique » à laquelle nous nous sommes livré ait quelque portée pratique, c'est ce que nous avons pu constater lors d'un récent séjour à Londres. Nous y avons vu les administrations des divers tubes essayer à grand renfort d'affiches d'habituer le public aux changements de noms qu'elles avaient dû opérer pour leurs stations, et dont plusieurs, chose curieuse, étaient de pures et simples permutations. La nécessité de ces changements était due à ce qu'au début, lorsque le réseau était moins serré, on n'avait pas craint de donner à des stations le nom de voies comme Oxford Street, Tottenham Court Road, soit très longues, soit relativement courtes, mais suivies par une ligne ou coupées par plusieurs. L'expérience avait fait toucher du doigt l'impossibilité de maintenir ces désignations. En principe, les stations étant des points devraient être désignées par le nom d'un point (place, monument), ou par celui de deux lignes, deux rues par exemple, tel ce nom de Bréguet-Sabin dont on s'est tant moqué sous prétexte qu' « il ne correspondait à rien ». Pratiquement on peut traiter la question avec moins de rigueur qu'un problème de géométrie analytique et se contenter du nom d'une voie transversale assez courte, Vieux-Colombier par exemple dans le cas qui nous a occupé. C'est cette méthode de bon sens qu'a en général appliquée l'administration parisienne.

R. M. G.

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