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couverture de la revue Le Spectateur

Les noms de stations du métropolitain

Article paru dans Le Spectateur, n° 51, novembre 1913.


Le métropolitain vient d'ouvrir la ligne Opéra-Auteuil. Deux stations de cette ligne près du terminus extérieur portent les noms Michel-Ange-Molitor et Michel-Ange Porte d'Auteuil. Cette dénomination nous fournit l'occasion d'une remarque de la même nature que celle qui a paru dans le n° 11 de cette revue (1910, p. 137) sous le même titre.
Les noms de stations doivent présenter deux qualités : l'exactitude et la commodité.
Il ne s'agit point ici d'une exactitude mathématique, d'une détermination exacte de la station par sa situation. Outre que cette détermination serait en fait impossible, un à peu près suffit à la elientèle du métro composée presque totalement de Parisiens. Et c'est bien ainsi que de nombreuses stations sont désignées par approximation en quelque sorte : Reuilly, Kléber, Champs- Elysées, Ménilmontant, etc. Ce qu'il importe d'éviter, ce sont les apparences trompeuses d'exactitude. Ainsi le nom de la station Belleville, quoique apparemment plus vague que Rome, est cependant meilleur parce que personne n'ignore à Paris que Belleville est un arrondissement tout entier desservi probablement par plusieurs stations, tandis qu'on peut croire que pour aller au 5 de la rue de Rome il faut descendre à Rome. C'est le lieu de répéter ici, comme on l'a fait maintes fois précédemment, qu'une grosse erreur en pratique est souvent moins dangereuse qu'une minime. Pour ce qui est de la commodité, on sait ce que le public, dans la langue usuelle, a fait des mots Métropolitain, Réaumur-Sébastopol, Barbès-Rochechouart. Pourquoi lui infliger Michel-Ange-Porte d'Auteuil? Et comment faire? On ne peut dire ni Michel-Ange ni Porte d'Auteuil à cause d'une confusion possible des deux parts. Pour Michel-Ange-Molitor probablement on gardera le dernier terme. Il est vraisemblable qu'on a voulu par un sentiment de justice un peu puéril mettre sur un pied d'égalité les habitants des deux voies en question, d'égale importance. C'est là une considération tant soit peu déplacée dans cette matière d'économie toute pratique. Probablement Molitor l'emportera. Il y avait d'autant moins d'inconvénient à diviser entre les deux stations les appellations Molitor et Michel-Ange que ces stations sont situées près du terminus dans un quartier bourgeois, « résidentiel », dépourvu de commerce et d'industrie et que par suite la clientèle de ces stations sera presque exclusivement locale. Il s'agissait ici de faire un dosage entre commodité et exactitude. On paraît bien n'avoir pas aperçu la façon dont se posait le problème : dans une question pratique, on a fait passer des considérations plus ou moins théoriques avant les considérations vraiment pratiques.

H. G.

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Puisque M. Gervaiseau a bien voulu rappeler la « variété » du n° 11, nous signalerons une confirmation donnée récemment aux idées qui y étaient émises. L'administration du métropolitain vient en effet de changer le nom de la station située à l'endroit ou la rue de Rennes est rencontrée par les rues de Vaugirard, Notre-Dame-des-Champs et Saint-Placide. Celte station, dénommée dans le principe d'après la rue de Vaugirard, était désignée en fait, sur les inscriptions et a plus forte raison oralement, par la simple appellation « Vaugirard ». 1l aurait dû sauter aux yeux que ce choix était détestable. Même si on avait tenu la main à ce que les mots « rue de » ne soient pas supprimés, il restait que la rue de Vaugirard est la plus longue rue de Paris; et, une fois ces mots tombés, fait presque inévitable, la station prenait le nom d'un très vaste quartier périphérique, encore relativement autonome, et situé tout entier à une assez grande distance de la station. Il résultait de là, outre le risque de nombreuses erreurs individuelles, celui de la confusion avec une station future. Cette dernière hypothèse s'est réalisée par la création de la station du Nord-Sud appelée officiellement « place de Vaugirard », mais à l'égard de laquelle il était d'autant plus difficile de maintenir, dans le langage courant, la restriction marquée par les mots « place de », que cette station est située au cœur du quartier de Vaugirard, à la différence de celle du métropolitain. Les inconvénients ayant apparu à la longue, celle-ci vient de recevoir la désignation nouvelle de « Saint-Placide », c'est-à-dire tout justement, ainsi qu'on l'indiquait dans le n° 11, le nom d'une « voie transversale [autre que celle que suit la ligne] très courte [ou du moins la plus courte des abords]».Pourquoi n'y avait-on pas songé dès le début? Pourquoi avait-on préféré celui d'une rue dont un moment de réflexion pouvait révéler les inconvénients ? En premier lieu, sans doute, parce qu'on a voulu donner le nom le plus naturel possible. Or il est en effet plus naturel de donner le nom d'une rue importante, artère de circulation communiquant cette importance au carrefour créé en partie par elle, que celui d'une voie de second ordre, aboutissant à ce carrefour d'un côté seulement, la rue Saint-Placide. En outre le sol de cette dernière rue était un peu plus éloigné de l'entrée de la station que celui de la rue de Vaugirard.
Ce caractère de naturel équivaut en réalité au fait que la station étant ce qu'elle était,le nom qui venait le premier à l'esprit était celui de Yaugirard. Or cela, c'est peut-être un point de vue pratique pour le fonctionnaire chargé de donner des noms. Mais une fois ce travail accompli, ce point de vue « étymologique » devient presque uniquement théorique. Car c'est l'opération inverse qui devient importante. Il ne s'agit plus de passer de la station au nom, mais bien du nom à la station, et d'y passer avec le moindre risque possible d'erreur, la rigueur étymologique étant maintenant au second plan. Un paysan limousin eut successivement trois fils. Le nom qui lui sembla le mieux convenir à l'aîné fut Jean ; au cadet, Jean encore ; au puiné, Jean de même. Et il les fit baptiser tous les trois du nom de Jean. Mais, bien avant qu'ils fussent en âge d'aller à l'école, l'ainé seul répondait en fait au nom de Jean, et l'on n'appelait jamais le second que Jeannot, et le troisième Jeantou. L'administration du métropolitain, comme notre bon paysan, a dû, elle aussi, pressée par les faits, sacrifier le point de vue théorique de convenance au point de vue pratique d' « univocité » (comme disent les mathématiciens par opposition à « équivoque »).
Au surplus, déjà au point de vue théorique, la contraction, opérée par l'Administration elle-même, de « rue de Vaugirard » en « Vaugirard » tout court conduisait à une grosse erreur, puisque le quartier de ce nom est relativement éloigné. Une illusion risquait d'ailleurs de la masquer. Le passage de la forme complète à la forme abrégée étant très simple et sans ambiguité, on attribue les mêmes qualités au passage inverse. C'est ainsi qu'ayant introduit dans des notes des abréviations qui nous semblaient à juste titré se déduire très naturellement des mots entiers, nous sommes tout étonnes, quand nous voulons nous relire, de voir que l'opération inverse — déduire les mots d'après les abréviations - est beaucoup moins aisée. Est-il besoin de dire que ces « illusions » de l'administration ne lui sont pas propres? Si comme tant d'autres, elle se place à un point de vue théorique plutôt que pratique, ce n'est nullement parce qu'elle est composée de théoriciens. En matière de nomenclature, le point de vue immédiat, ou comme on dit « instinctif ». de l'esprit commun est beaucoup plus le point de vue théorique de convenance que le point de vue pratique de non-ambiguité. Pour le premier, il suffit de regarder, pour le second il faut réfléchir. Le premier est naturel, le second est paradoxal. Un Parisien s'étonnait récemment que, la rue de Rivoli étant suivie d'un bout à l'autre par une ligne métropolitaine qui a six ou sept stations sur son parcours, il n'y ait aucune station du nom de « Rivoli » : comme on lui répondait que « c'était précisément pour les raisons qu'il avait dites », il crut qu'on se moquait de lui et s'en alla faché.

R. M. G.

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Cette double note ne manquera pas de replonger dans l'étonnement ceux qu'avait déjà tant surpris la publication de remarques sur les noms de station du métropolitain dans une « revue philosophique ». Nous ne savons en effetsi c'est là une question « philosophique » (?), et il nous importe peu. Ce que nous savons c'est que, parmi les questions de méthode, celles qui concernent la nomenclature sont entre les plus importantes au point de vue pratique, — et que, comme toutes les questions de méthode, ces questions de nomenclature soulèvent une foule de petits problèmes psychologiques, très sim- ples en eux-mêmes, mais embrouillés souvent par la complexité propre à tout ce qui est pratique et qui vient du nombre de conditions diverses auxquelles on doit satisfaire. Or rien n'est plus favorable, pour diminuer cette complexité, isoler ces petits problèmes et les étudier, que de considérer les faits à l'état naissant,comme en usent maintenant les ethnographes à l'égard de certaine coutumes et institutions. La nomenclature des stations du métropolitain présente cet avantage, en même temps que celui de faire appel à des exemples familiers aux lecteurs parisiens et sans doute assez clairement imaginables pour les autres, et, faut-il le dire, précisément parce qu'ils ne sont pas d'une extrême importance, celui de ne soulever aucune passion.

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