
Les illusions de la méthode objective
Article paru dans Le Spectateur, n° 50, octobre 1913.
§ 1. Illusions du premier genre : fausse conception de l'idéal
« Si nous attachons tant d'importance à la méthode d'érudition, dans notre examen des thèses de doctorat, me disait un jour un professeur de la Sorbonne, ce n'est pas du tout, comme vous le croyez, par orgueil, mais par modestie. Nous ne nous reconnaissons pas capables de juger du talent, de l'originalité, du génie. Nous ne jugeons que du métier. » Cette franche déclaration d'un professeur fort distingué et fort sympathique fut pour moi l'occasion de réflexions nombreuses. J'en consigne ici les résultats avec l'espoir que les lecteurs du Spectateur y voudront bien prendre quelque intérêt.
La tendance de la méthode d'érudition, qu'elle sévisse en littérature, ou en histoire de la philosophie, c'est de procéder d'une manière absolument objective. L'importance qu'elle attache au texte, et dans le texte a la lettre même, le souci qu'elle a de s'appuyer sur des faits, et sur des faits aussi précis, aussi objectifs que possible, le goût des érudits pour des sujets restreints, et de plus en plus limités et circonscrits, de manière à exclure toute vue générale, qui prend nécessairement davantage le caractère d'une opinion personnelle, l'aversion bien connue qu'ils manifestent pour l'originalité, le génie, le talent, l'inspiration, et tout ce qui leur ressemble, jointe au souci exclusif du métier, ce dernier étant constitué par un ensemble de procédés impersonnels, et d'autant plus objectifs, autant de faits qui prouvent que l'objectivité absolue agit sur l'esprit des professeurs de Sorbonne à la manière d'un idéal qu'on ne saurait peut-être atteindre, mais dont, en tous cas, on doit chercher à s'approcher de plus en plus.
Une telle attitude s'explique par un besoin de certitude et de certitude fondée sur une vision palpable et précise. Elle implique par conséquent ce postulat que l'objectivité du jugement a pour condition sine qua non l'objectivité de la méthode. Or c'est là, de toute évidence, une dangereuse illusion. Prenons pour exemple l'histoire de la philosophie, qui reposant tout entière sur l'étude et sur la critique des textes prétend relever au premier chef de la méthode objective. Comme le système d'un philosophe fút en soi vérité pensée et vécue, on ne peut espérer entrer profondément dans celui-ci, qu'à la condition de le repenser et de le revivre, de le créer, en quelque sorte, à nouveau. L'étude des textes aboutit toujours à une interprétation personnelle. Or c'est cette interprétation qui fait justement la valeur des travaux de l'historien. La connaissance et la citation des textes n'est qu'un moyen d'établir celle-ci, et non un but. — Il y a plus. Toute lecture du texte est déjà une interprétation, toute interprétation une subjectivation du texte objectif. L'objectivité parfaite consisterait à citer sans comprendre. Que peut dès lors signifier cette expression « une étude objective du texte » sinon une étude sincère, honnête, probe, impartiale? Mais la sincérité, la probité, l'impartialité sont des qualités personnelles, intérieures, subjectives, et le fait qu'lles sont la condition de jugements ayant une valeur objective ne change rien à leur nature. En d'autres termes, la valeur objective du jugement ne dépend nullement de l'objectivité de la méthode. Elle dépend de l'intelligence, du génie, de la sincérité, des qualités intellectuelles et morales du chercheur.
« C'est là, dira-t-on peut-être, une critique oiseuse. Car si l'absolue objectivité est impossible, la méthode que la Sorbonne vante et préconise doit nécessairement faire une part à la personnalité du chercheur, et dès lors, qu'elle s'intitule objective à tort ou à droit est en soi sans importance. C'est une pure question de mots.» - Oui, sans doute, au point de vue de la logique formelle, de l'idéal du raisonnement qu'on trouve exposé dans la théorie du syllogisme. Non, au point de vue de la logique réelle, du raisonnement tel qu'il se produit en fait dans les discussions, tel qu'il se réalise dans les actes. Or le point de vue de la logique formelle ne peut être conservé, parce qu'en fait toute l'attitude de la Sorbonne est là pour le nier et le démentir : l'étroitesse de son point de vue, l'importance exagérée qu'elle attache à la méthode, l'intolérance dont elle fait preuve, ont leur source dans cette illusion d'une étude purement objective d'où toute inspiration et toute originalité sont exclues. Qu'elle prit garde à ce fait, il lui deviendrait impossible de distinguer, comme elle le fait, le génie et le métier, de dire qu'elle ne juge que du métier, le génie étant en dehors de sa compétence.
Or qu'elle sacrifie le génie au métier, l'inspiration à la méthode, le fond même d'une thèse à ses procédés extérieurs d'exposition et de démonstration, c'est ce que prouve sa tendance à substituer l'histoire de la philosophie à la philosophie, l'érudition à la critique littéraire la recherche minutieuse du détail à l'ampleur des vues d'ensemble. Pour assurer la perfection de la méthode, elle circonscrit et limite étroitement le sujet, naïvement persuadée qu'elle accroit dans cette mesure même la certitude des conclusions.
C'est proprement lâcher la proie pour l'ombre. Sans doute, on conçoit qu'un érudit n'ayant ni talent, ni originalité, cherche à compenser par la rigueur de sa méthode son défaut d'inspiration. L'homme que les idées générales intéressent, mais qui se sent impuissant à produire une pensée philosophique originale, se consacrera, par exemple, à l'histoire de la philosophie. N'ayant par lui-même aucune idée, il s'efforcera du moins de vulgariser ou de rendre plus claire la pensée d'autrui. Encore, fera-t-il jusqu'à un certain point œuvre de réflexion personnelle. Mais bientôt l'histoire de la philosophie elle-même, comme la critique littéraire, est étouffée sous l'érudition. Pénétrer l'essence d'un génie, en embrasser dans une vision d'ensemble les différents aspects, montrer la logique interne de son évolution n'est pas à la portée de tout le monde. Au contraire le premier venu, si médiocre soit-il, peut faire un recueil des métaphores d'un poète ou relever les variantes des différentes éditions d'un philosophe. Entreprise légitime aussi sans doute. Mais des travaux de ce genre, pour nécessaires qu'ils puissent être, sont des travaux d'ordre inférieur. Si l'historien de la philosophie en vulgarisant les œuvres des philosophes, en éclaircissant leur doctrine, en montrant le rapport logique qui unit les différentes parties de leur système, accomplit une œuvre incontestablement utile, il n'en reste pas moins certain qu'il ne peut jamais que répéter ce que ses auteurs ont dit en meilleurs termes. Un professeur de philosophie ne saurait prétendre exposer la pensée de Kant mieux que Kant lui-même. Si savant qu'il soit, il ne peut nous montrer dans l'auvre d'un philosophe que ce que le philosophe y a mis. Il se donne donc un mal énorme pour reproduire la pensée d'autrui sous une forme inférieure. De même les travaux de pure érudition dans le genre de ceux dont nous parlions, recueils de variantes ou de métaphores, sans intérêt eux-mêmes, ne peuvent prendre valeur que dans la mesure où ils se trouvent faciliter la tâche d'un critique littéraire vraiment digne de ce nom. Ce sont des analyses qui n'ont de raison d'être qu'en vue d'une synthése ultérieure, synthèse qui n'est plus l'œuvre de la méthode, mais de l'inspiration. Ils ne peuvent donc avoir la prétention de se substituer aux travaux qui exigent le génie et l'originalité. Cependant en fait, la Sorbonne s'oppose à toute synthèse de ce genre. Le maçon soutient qu'il fait œuvre utile en portant des pierres, mais il conteste à l'architecte le droit de faire le plan de l'édifice.
Une telle prétention n'est possible que parce qu'on admet d'avance que la vérité de la thèse est nécessairement relative à l'emploi d'une méthode définie, que l'objectivité du jugement a pour condition sine qua non l'objectivité de la méthode. On en arrive ainsi à considérer comme travaux scientifiques à l'exclusion de tout autre, les travaux d'érudition pure et à voir un manque d'esprit scientifique dans toute tentative de s'élever à une vue d'ensemble, comme dans le refus de traiter un sujet restreint portant sur d'insignifiantes questions de détail.
Nouvelle illusion sur ce point. Fausse conception de l'esprit scientifique et de la science.
Vouloir imposer une méthode hors de laquelle prétend-on, il n'y a point de salut, c'est oublier que la méthode, en tout ordre de recherches, est déterminée par la nature même de l'obiet qu'il s'agit d'étudier, et que l'esprit scientifique ne consiste pas dans l'emoloi d'une méthode donnée, mais dans l'appropriation de la méthode à l'objet. Au XVIIe siècle, où la méthode mathématique était seule considérée comme scientifique, on aurait pu tout aussi justement accuser de manquer d'esprit scientifique, ceux qui se refusaient à ne voir dans la matière que l'étendue pure, et à réduire la physique à la géométrie. C'est sous l'empire d'une tendance de ce genre que Leibnitz n'admettait pas la gravitation universelle, y voyant une qualité occulte analogue à l'horreur du vide ou à la vertu dormitive de l'opium. Or quelque empire que l'esprit cartésien ait gardé dans les sciences physiques, on a dû, par leur progrès même, définir la matière autrement que comme l'étendue à trois dimensions, reconnaître la nécessité de recourir à l'observation pour formuler les lois du mouvement, et renoncer à établir par simple déduction les propriétés de la matière. La physique n'en reste pas moins une science et sa méthode une méthode scientifique. Il est done absurde de décréter a priori qu'une méthode est scientifique à l'exclusion de toute autre. De même, il est absurde de vouloir appliquer à la littérature ou à l'art les méthodes de la science, contraire au véritable esprit scientifique d'étudier l'art en savant, conforme à l'esprit scientifique de l'étudier en artiste. L'esprit scientifique se distingue donc de la méthode scientifique, et si dans certains cas il en implique l'emploi, il se peut aussi que dans d'autres cas, il en exige le rejet.
Ce qui manque le plus aux partisans de la méthode d'érudition, de la méthode scientifique ou soi-disant telle, c'est précisément l'esprit scientifique. Ce qui le prouve, c'est qu'ils ne voient pas l'obstacle que leur at- titude apporte aux recherches philosophiques et litté- raires auxquelles ils prétendent attribuer un caractère scientifique.
En effet, en raison même de leur fausse conception de l'idéal, ils négligent les étapes nécessaires de la pensée scientifique. Partant de cette conception un peu simpliste que l'idéal de la science est la précision, is tendent à restreindre de plus en plus l'objet de la recherche. Rien de plus instructif à ce propos que les exigences de la Sorbonne en matière de diplômes d'études supérieures ou de thèses de doctorat. Mais c'est oublier que la précision ne peut être toujours obtenue d'emblée, et que les sciences doivent souvent se contenter d'atteindre la vérite, aux dépens de l'exactitude, sauf à préciser peu à peu la vérité jusqu'au moment où on la pourra dire exacte. Point qui a été tres bien établi par M. Olry-Collet dans le n° 28 du Spectateur. En limitant l'effort de la recherche aux seuls sujets où l'exactitude peut être obtenue d'emblée, la Sorbonne agit contrairement aux intérêts de la science. Non contente de favoriser les médiocrités aux dépens des esprits supérieurs, elle restreint encore l'effort de celles-ci à l'examen de l'infime détail, souvent futile. Or les vues d'ensemble, les grandes hypothèses, même insuffisamment prouvées, exercent souvent sur le développement de la science une influence décisive. Le livre de Darwin sur l'Origine des espèces en est un exemple frappant. Si Darwin avait dû attendre pour exposer sa théorie de l'évolution qu'elle eût été rigoureusement prouvée, il n'aurait jamais écrit son livre. Cette preuve rigoureuse fait défaut même aujourd'hui. Il y a plus. Le principe même d'explication proposé par Darwin est reconnu insuffisant. Et cependant quels services n'a-t-il pas rendus à la science! Que de faits auparavant inexplicables sont devenus intelligibles! Combien d'observations éparses se sont trouvées coordonnées! Quelle idée directrice des recherches son hypothèse invérifiée n'a-t-elle pas fournie! Or ce qui est vrai des sciences naturelles l'est tout autant de l'érudition littéraire. Là aussi les vues synthétiques, lors même qu'elles garderaient souvent le caractère d'une hypothèse, constituent pour les recherches de détail, le stimulant le plus puissant et l'adjuvant le plus précieux. Refusera-t-on toute valeur scientifique à une œuvre qui ouvre à la critique des voies nouvelles? Considérera-t-on comme inférieurs aux recherches de détail les travaux qui auront précisément pour effet de susciter ces recherches de détail auxquelles on attache tant de prix? On voit par là sur quelle contradiction repose le système de la Sorbonne actuelle. Celle-ci se réclame de la science, prétend faire œuvre scientifique, et dans le fait, l'esprit scientifique est ce qui lui manque le plus. Elle se propose, dit-elle, d'encourager le travail scientifique, et dans la pratique, elle l'entrave. Il ne lui suffit même pas d'étouffer toutes les tentatives originales sous une vaine et artificielle scolastique: elle interdit en outre les grandes hypothèses qui pourraient stimuler l'activité scientifique et l'orienter dans de nouvelles directions. Malentendu qui cause aujourd'hui la décadence de l'enseignement supérieur et qu'une simple réflexion sur les procédés habituels de l'intelligence pourrait dissiper.
André Joussain.