
Les exploits des suffragettes
Article paru dans Le Spectateur, n° 48, juillet 1913.
Tout le monde sait ce que sont les « exploits » des suffragettes anglaises: glaces de magasins brisées, bombes, incendies... Ces exploits ont en général fort mauvaise presse,et, en France du moins, hommes et femmes de tous partis sont unanimes à les condamner. Comme quelques-uns sont de nature nettement criminelle, et que tous introduisent dans la vie sociale le désordre et l'inquiétude, cette condamnation se légitime d'elle-même. Mais on l'accompagne souvent d'une affirmation plus douteuse : ce n'est pas par ces moyens, dit-on, que les suffragettes serviront la cause du vote des femmes. L'avenir seul prouvera si cette affirmation est vraie ou fausse, mais, telle qu'elle est, elle suppose certaines idées sur la formation de l'opinion publique qu'il vaut peut-étre la peine d'examiner.
Et d'abord, quand et comment cette affirmation est-elle exprimée? C'est, par exemple, dans un article de journal, ou encore dans une conversation. Le journaliste ou le causeur a constaté lui-même que, favorable peut-être en principe au suffrage féminin ou impartial à son égard, il sent, au récit de déplorables exploits, qu'une antipathie proportionnée à l'horreur que ceux-ci lui inspirent tend à le pousser dans le camp adverse. Il n'y a aucune raison de douter de ce sentiment, que partageront, à la lecture, les clients du journal, que, dans le cas de la conversation, partagent et appuient de leurs confirmations les interlocuteurs. Mais déjà se pose une question qui, en bonne logique, aurait déjà dû se poser auparavant : à quoi est-il dû que l'auteur ait choisi ce sujet, et que la conversation, dans ce fumoir, ce restaurant, ou ce compartiment de train, soit, comme on dit, venue sur ce même sujet? N'est-ce pas parce que le matin même, comme hier, comme il y a quelques jours, comme souvent depuis un an ou deux, à la partie d'information de ce même journal ou paraît l'article de fond en question et aussi de tous les autres journaux lus plus ou moins par les interlocuteurs de toutes les conversations possibles, parce que, parmi les dépêches, a figuré en bonne place le récit, tragique peut-être, ou encore ridicule, mais en tout cas « sensationnel », donc journalitisquement précieux, de quelqu'un des fameux exploits? Et, pour cette raison même, ce n'est pas un article de journal, c'est cent, ce n'est pas une conversation, c'est mille qui auront discuté la question du vote des femmes.
Ainsi que, dans cette conversation que j'ai aujourd'hui, mes interlocuteurs et moi exprimions, parce que d'ailleurs nous le ressentons sincèrement, l'éloignement causé chez nous vis-à-vis du but que visent les suffragettes par la nature même des moyens qu'elles emploient pour l'atteindre, cela est indéniable. Mais ce qui ne l'est pas moins, c'est que la conversation elle-même n'aurait très probablement pas lieu ou serait incomparablement plus isolée si elles n'avaient pas employé précisément ces moyens-là.
Ces moyens, dira-t-on, ou d'autres aussi sensationnels? Mais il est très probable que, pour être aussi sensationnels, ils auraient dû également être criminels ou tout au moins violateurs de l'ordre social. Il y a bien peu d' « exploits », au sens propre du mot, exploits de l'héroïsme ou du génie, qui soient sensationnels, et leur succès est trop aléatoire et trop lent pour qu'ils soient aisément utilisés par une propagande qui tient à revêtir un caractère général et constant. Demandez aux directeurs des grands journaux populaires si ce ne sont pas les crimes qui leur font la meilleure recette. Sans doute aussi les suffragettes seraient-elles avisées de se mettre en garde, quant au genre de leurs manifestations, contre certaines circonstances particulièrement odieuses. Mais il n'en resterait pas moins, quant à la « gravité », que crimes et délits sont d'autant plus sensationnels qu'ils sont plus graves : l'incendie de la villa d'un ministre plus que le bris d'une glace de devanture, l'accident causé à un favori du Derby d'Epsom plus que celui d'un cheval de fiacre anonyme.
Tout cela est hors de doute, presque trop évident pour qu'il soit besoin de le démontrer, mais à quoi sert-il qu'une question fasse parler d'elle, qu'elle soit à l'ordre du jour, si on ne parle en effet d'elle que pour en dire du mal? C'est que, s'il est vrai que l'impression commune est mauvaise, encore est-il qu'elle n'entraîne pas avec une nécessité absolue et définitive le rejet de la thèse politique jointe aux exploits qui créent cette impression. Cette dernière pourra être oubliée, et l'attention attirée une fois sur l'idée en cause représentera dans l'avenir celle-ci à notre examen, à un examen qui pourra lui être favorable. L'inconvénient, si grand en apparence, a donc un caractère précaire. Au contraire, c'est une condition absolue, pour qu'une question reçoive de l'opinion publique une réponse favorable, que cette question se pose effectivement à elle, et, on nous pardonnera un anglicisme de mise ici, qu'elle se pose inmpressivement à elle. On compterait dans l'histoire les grandes réformes qu'ont amenées de savants exposés juridiques ou scientifiques, ou même d'éloquents plaidoyers.
Il en est de la publicité des idées comme de la publicité commerciale : « Bon vin, dit-on, n'a pas besoin d'enseigne ». Dans un village, sans doute, ou tout le monde se connaît : mais s'il s'agit d'acquérir une clientèle nationale ou mondiale, l'expérience intéressée montre qu'il ne faut pas se contenter de cette publicité précieuse mais discrète que fournissent les éloges des amateurs; il faut aller dans la réclame jusqu'à cette insistance obsédante où certaines personnes disent parfois qu'elles voient une raison de ne pas rechercher l'objet préconisé, mais qui n'en a pas moins imposé à leur esprit son nom, ce nom qui se représentera à eux, de préférence à tout autre, au moment peut-être lointain du choix.
Sans doute en sera-t-il de plus en plus ainsi. En présence de la dispersion toujours plus grande que crée pour les esprits la multiplicité croissante des inventions et des échanges dans l'ordre matériel et l'ordre idéal, il semble que la tâche d'attirer l'attention, qui est bien évidemment et en toutes circonstances antérieure chronologiquement à celle de gagner la faveur, doive tendre à prendre une importance relative de plus en plus grande.
Quoi qu'il en soit d'ailleurs de ces vues, l'illusion dont il faut se méfier est celle qui consiste, lorsqu'une question est enfin à l'ordre du jour et surtout lorsqu'elle a atteint le succès, à ne juger la part effective qui revient dans le résultat aux diverses manifestations faites pour le servir que d'après leur caractère sympathique, au détriment de leur caractère sensationnel.
Deux exemples empruntés à l'histoire toute récente de notre pays aideront à préciser cesillusions et montreront en même temps qu'elles peuvent être le fait d'esprits fort avisés et d'hommes ayant l'expérience de la politique.
Lorsqu'au cours de l'affaire Dreyfus, Émile Zola écrivit la diatribe « J'accuse » et qu'à la suite de l'impression violente créée par elle les éléments populaires les plus agités prirent énergiquement cause pour le condamné, la presse doctrinaire publia les plaintes des vieux républicains et des calmes universitaires qui avaient jusque-là constitué à eux seuls le parti de la révision. Ces plaintes étaient d'ailleurs loin d'avoir seulement un caractère idéaliste; et ceux qui les proféraient reprochaient nettement à leurs nouveaux alliés de compromettre par leurs menées le succès de la cause commune. Or n'est-il pas devenu évident par la suite que c'est à l'appoint d'une propagande quasi-révolutionnaire qu'a au contraire été dû un succès supérieur de beaucoup aux premières espérances (on ne saurait ici se placer qu'au point de vue de ceux dont on examine les procédés)? Et l'action de cette propagande, plus encore qu'une action d'intimidation, a sans doute été une action de publicité en ce qu'elle a posé la question devant un nombre incomparablement plus grand d'esprits que ce n'eût été le cas avec des moyens d'allure plus raisonnable.
Et, bien évidemment, le caractère anti-patriotique ou perçu comme tel de certaines manifestations, les compromissions révolutionnaires, le simple aspect de la violence ont amené beaucoup de ces esprits à refuser leur adhésion ou à se poser en adversaires. Très probablement même, des partisans de la première heure et de la première école ont, pour les mêmes raisons, abandonné au moins pratiquement la cause ou se sont retournés contre elle. Mais il n'est pas douteux que, malgré ce tamisage et tous ces déchets, et par suite de la supériorité numérique immense de la masse atteinte, l'effet était encore prodigieusement accru par les pouvoirs de contagion que la violence suscite dans le nombre, le mouvement final a acquis l'ampleur et la force qui l'a mené au but avee la rapidité que l'on sait.
Le second exemple auquel nous voulons faire allusion est moins probant, puisque la propagande à laquelle il s'applique n'est pas arrivé à un point ou ses desseins aient des chances apparentes pour tous de réalisation. Il s'agit de l'« Action française » et des procédés des « camelots du roi » Nombreux sont les royalistes et les républicains qui s'unissent pour conclure , les uns avec regret, les autres avec plaisir ou plutôt avec dédain, qu'on nuit ainsi à la cause de la monarchie. L'avenir dira ce qu'il faut en penser, mais on peut déjà, par l'examen de ce qui se passe dans des milieux de nature très différente, ouvriers et étudiants par exemple, constater que l'idée du retour à la royauté traditionnelle a perdu auprès de beaucoup d'esprits cet aspect de pure utopie qu'elle avait il n'y a pas encore bien longtemps. Et, comme ce changement suit les progrès mêmes du groupement d' « Action française », que l'organe de ce groupement se trouve en cent endroits où le Gaulois, par exemple, n'est même pas connu de nom, que d'ailleurs les « camelots du Roi » se servent des « exploits » qu'on sait pour attirer surtout l'attention sur leur nombre et leur jeunesse, c'est-à-dire sur deux puissances d'avenir, on est bien obligé, au moins avec une forte probabilité historique, d'attribuer au groupement en question ce changement d'aspect.
Ce changement d'aspect, j'entends par là l'impression de familiarité, de déjà vu que donne à une idée la propagande faite autour d'elle, indépendamment du caractère essentiel de cette propagande, par le seul fait de sa masse, c'est là le second point qui fait penser que juger antipathiques certaines manifestations ne devrait pas équivaloir à les juger nuisibles. De ce que les suffragettes anglaises ont employé des moyens sensationnels pour faire parler du problème politique qui leur tient à cœur, nous avons conclu que précisément beaucoup plus de monde allait en parler, et que, dans le nombre, des partisans nouveaux leur viendraient. Mais ce n'est pas tout : de ce même fait qu'on en parlera beaucoup, on en entendra parler beaucoup, et la chose perdra de son étrangeté. Or il n'est pas nécessaire d'être un observateur social bien expérimenté ni bien profond pour savoir que l'étrangeté, indépendamment de toute raison tant soit peu plus profonde, est pour beaucoup d'esprits, sans doute pour la plupart d'entre eux, une très forte contre-recommandation. Il n'y a pas qu'une expression toute faite dans cette phrase si souvent employée et qui constitue vraiment un argument: « A-t-on jamais entendu parler de ça ? » Il n'est donc pas inutile, comme nous le disions quelques lignes plus haut, de s'arranger pour que, le jour proche ou lointain où la question sera posée devant le Parlement après l'avoir été devant l'opinion, cet argument-là ou l'état d'esprit auquel il correspond (c'est tout un) soit affaibli à l'avance.
Ne dit-on pas souvent qu'il faut s'habituer à une idée? On entend sans doute par là que l'accoutumance, qui nivelle tout, fait passer sur les inconvénients ou même les peines qui avaient semblé insurmontables au début. Mais il est très vrai aussi que, de façon tout indépendante de l'impression favorable ou défavorable produite, la simple répétition enlève à une idée cet air ou simplement étrange, ou exagérement original, ou plus ou moins vivement inquiétant, que la nouveauté, par elle seule, lui donnait pour nous lors de nos premiers contacts avec elle.
Donc là encore la fréquence des impressions a son rôle et son prix. indépendamment de leur nature sympathique ou antipathique. Certes il vaudrait mieux que celle-ci fut sympathique, mais, s'il y a incompatibilité relative entre sympathie et fréquence, et au contraire rencontre entre antipathie et fréquence, on risquera l'antipathie pour assurer la fréquence. Or, nous avons vu que cette rencontre est probable, sinon directement entre la fréquence et l'antipathie, du moins par l'intermédiaire de la violence.
Un moraliste regrettera ces conclusions. Mais d'abord il ne s'agissait pas de juger d'un point de vue moral les « exploits » des suffragettes, dont quelques-uns sont d'un caractère criminel qui ne saurait faire de doute. s'agissait de voir s'il était bien sûr que, comme on le dit souvent, de tels moyens ne peuvent que nuire à leur but. On a tâché de montrer pourquoi cela n'est pas sûr et est probablement faux.
Si maintenant le penseur, non plus spécialement le moraliste, mais plutôt l'observateur social, s'étonne que des moyens en apparence paradoxaux se présentent comme nécessaires ou utiles, on le priera de réfléchir que c'est peut-être parce que l'esprit commun, élément important du problème puisque c'est sur lui qu'on veut agir, a lui-même des caractères paradoxaux : la difficulté que présente chez lui l'attention à être attirée et retenue, la répugnance qu'il ressent pour une chose en raison de sa nouveauté et indépendammant des résultats que donnerait un examen attentif de ses mérites. D'ailleurs, paradoxaux à un point de vue (et il est de mise de parler de point de vue à propos de la notion de paradoxe qui est précisément une notion d'apparence et de perspective), ces caractères ont leur explication et en partie leur légitimation profonde dans certaines conditions de la vie individuelle et sociale : nécessité de se fixer sur sa tâche propre, nécessité de ne pas se laisser entraîner a la suite d'une idée nouvelle avant qu'elle n'ait reçu de la communauté une sorte de brevets de prise en conside. ration. Mais ces raisons mêmes font remonter en partie la légitimité, ou du moins la normalité, qu'elles enferment, jusqu'aux moyens dont elles expliquent, en partie aussi, la nécessaire bizarrerie.
René Martin-Guelliot.