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couverture de la revue Le Spectateur

Les accaparements des littérateurs

Article paru dans Le Spectateur, n° 50, octobre 1913.


à propos d'un article de M. Emile Faguet

On trouvera ci-dessous une assez longue citation empruntée à un article que M. Emile Faguet a consacré, dans la Revue des Deux Mondes du 15 avril dernier, à l'enquête d'Agathon sur la jeunesse française contemporaine. Hâtons-nous de dire que nous n'entendons nullement ici prendre parti entre Agathon et M. Faguet. Mais nous n'avons pu résister au désir de faire nôtres en partie les précisions très importantes et très rarement exprimées qu'apporte ce dernier au sujet de la confusion communément existante entre occupation intellectuelle, milieu intellectuel, d'une part, et, d'autre part, occupation, milieu littéraire, ou littéraire-philosophique.
Le Spectateur aurait spécialement intérêt à ce que la confusion dont s'occupe M. Faguet füt dissipée ou perdit de son empire. Nous parlons sans cesse ici de travail intellectuel, de point de vue intellectuel; en le faisant nous employons le seul mot qui soit juste en pareille circonstance et nous entendons par là : « relatif à cette faculté, l'intelligence, dont la langue commune a la notion, puisque tout au moins elle exprime souvent que telle personne est plus ou moins intelligente qu'une autre ». Cette intelligence peut aussi bien être le fait d'un ingénieur ou d'un agriculteur, voire d'un simple causeur, que d'un écrivain. Or nous avons pu constater maintes fois que des lecteurs, et même des critiques, loin de donner au mot intellectuel le sens dans lequel nous l'employons ainsi, comprennent: « relatif aux travaux propres de ces professions appelées intellectuelles. dans un sens plus restreint, à savoir la profession littéraire et la profession philosophique ». Il n'y a pas à insister sur la série d'erreurs et de malentendus qui résultent nécessairement d'une telle équivoque. On comprend assez facilement que la profession littéraire s'imagine représenter exactement l'opinion dominante, et communique cette idée aux autres professions. En effet, parmi toutes celles-ci, elle est la seule qui possède à un degré vraiment important le pouvoir d'expression, par les livres et les revues d'abord, où elle est chez elle, puis par les journaux, où, à part ce qui revient à la pure information ou à la lutte de partis, les littérateurs, et spécialement les littérateurs d'imagination, sont maîtres d'un grand nombre de chroniques autres que les chroniques purement littéraires, sujets artistiques, voyages, observations sociales, etc. Etant ainsi les seuls qui expriment, ils sont portés à croire, et tout le monde est porté à croire avec eux, qu'ils expriment tout, et du point de vue de tous. Que quelques-uns d'entre eux s'y efforcent, cela est très possible; mais il est fatal que beaucoup, sans renoncer à leur prétention de porte-paroles universels, retiennent leurs points de vue, leurs préoccupations, leurs préjugés professionnels. Et il n'y a pas plus de chance pour que ces particularités professionnelles aient une portée plus générale comme représentantes de la communauté ou de la nation que dans le cas des mathématiciens, des peintres ou des officiers. Juger une époque ou un pays sur sa littérature, c'est juger le tout sur la partie, — partie plus facile à observer, plus « voyante », ce qui ajoute moins qu'il ne semble à sa valeur documentaire, — partie d'ailleurs en rapport avec beaucoup d'autres par les relations d'influence réciproque qui s'établissent nécessairement entre écrivains et lecteurs, - mais enfin partie seulement.
Voici la citation de M. Emile Faguet :
« Si ce livre, bon, en somme, et instructif, et dont le succès de propagande est souhaitable, contient tant de choses contestables ou étonnantes, ou divertissantes, c'est qu'il a été fait d'après une méthode générale qui ne me semble pas très heureuse. Qui Agathon a-t-il consulté? Il l'a dit: « l'élite de la jeunesse contemporaine.» Mais qu'appelle-t-il l'élite? La jeunesse intellectuelle. Nous voici au point; uniquement lajeunesse « penseuse » la jeunesse qui étudie en philosophie ou en lettres et qui se destine au métier d'écrivain, en un mot ce que j'appelle la jeunesse section-lettres.
« Or il y a beaucoup d'autres jeunesses que celle-ci. Il y ales jeunes gens qui se proposent d'être avocats, médecins, industriels, commerçants, agronomes, ingé- nieurs, soldats, etc. Et cette jeunesse n'est pas « intellectuelle » professionnellement; mais elle est tout aussi intellectuelle que l'autre, et tracer un portrait de la jeunesse en excluant celle-ci et en ne peignant que celle-là, c'est comme faire la gageure d'un portrait faux.
« Or Agathon a systématiquement exclu toute la jeunesse qui n'est pas la jeunesse section-lettres. Pourquoi? parce qu'il croit que seule la jeunesse section-lettres constitue l'élite. Il le dit formellement. J'avais rendu compte d'une précédente enquête sur la jeunesse où avaient été interrogés des jeunes gens appartenant à toutes les professions, et j'avais remarqué que la jeunesse section-lettres était très évidemment sous l'influence de MM. Bergson, Barrès, Bourget et Maurras et que la jeunesse en dehors de la section-lettres semblait ne pas se ressentir de cette influence et en être encore à Auguste Comte, Henan et Taine; et j'avais fini en disant: il y aurait a conclure, et cest un peu ce que je tends à croire, que médecins, avocats, hommes de science, agronomes, soldats, que toute cette jeune bourgeoisie française est en retard sur la jeunesse philosophe et littéraire, sur la jeunesse « penseuse » et n'arrivera que plus tard, si elle doit y arriver, au point où est maintenant celle-ci.
« Agathon ne comprit pas, et je veux dire ne voulut pas comprendre l'ironie, et écrivit dans son journal et transcrit dans son livre : « C'est sur ce retard naturel et prévu que nous avons fondé notre enquête. Admettrait-on même que la jeunesse intellectuelle n'exerçât qu'une action restreinte sur le pays, il faudrait reconnaître qu'elle a plus que toute autre, le pressentiment, la divination des courants prochains et qu'elle est infiniment moins lente à se mouvoir. »
« Evidemment! Si elle est miraculeuse, elle doit être divinatrice. Cela est très logique; mais ce qui n'est pas vrai, mais où est l'erreur profonde, c'est de croire, avec une manière d'orgueil de caste ou d'orgueil ecclésiastique, que la seule « jeunesse intellectuelle » soit la jeunesse qui se destine à la littérature. Cela, c'est une aberration. La jeunesse qui se destine au barreau, à la médecine, au grand commerce, à la grande industrie, à l'armée et à la construction des chemins de fer et aux inventions de navigation aérienne est aussi intellectuelle que toute autre: il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour me faire dire...; et elle ne se distingue de lajeunesse section des lettres qu'en ce que celle-ci, ou une partie de celle-ci, est un peu plus prétentieuse.
Faire porter une enquête seulement sur la jeunesse littéraire, à l'exclusion des autres jeunesses intellectuelles, c'est comme si, vers 1830, on eût fait une enquête relative à l'avenir du pays en en excluant la jeunesse contenant ceux qui devaient devenir Auguste Comte, Claude Bernard, Michel Chevalier, Jules Faure, Lesseps, Cavaignac, Berryer, Thiers, Rémusat, Niel, et en ne la faisant porter que sur ceux qui devaient devenir Hégésippe Moreau, Gérard de Nerval et Lachambaudie. Cette enquête d'un Agathon de 1830 eût été certes très intéressante comme document littéraire, mais eût été nulle comme pronostic de l'avenir du pays et même comme diagnostic de l'état des esprits penseurs de 1830. « Ceci est l'erreur immense qui est au fond de l'enquête actuelle et le vice médullaire qui le ruine. »

Sp.

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