
L'enseignement élémentaire du français
Article paru dans Le Spectateur, tome premier, n° 16, août-septembre 1910.
G. MAURICE. - L'enseignement de la langue française à l'Ecole primaire élémentaire. — Paris, Eugène Figuière, 3 fr. 50.
Ce livre est directement destiné aux instituteurs primaires; mais, précisément parce que le dessein de l'auteur l'a obligé d'entrer dans de minutieux détails d'applications, il sera lu avec plaisir et profit par tous ceux qu'intéressent les questions d'enseignement ou simplement de méthode. On y trouvera une illustration de la nécessité, rappelée dernièrement ici à propos d'un livre de M. Paul Gaultier, de satisfaire à la fois, par une combinaison judicieuse, aux conditions théoriques et pratiques. Quoi de plus pratique que le bagage linguistique destiné à des élèves dont l'immense majorité ne dépassera pas les métiers manuels? Quoi de plus théorique, d'autre part, en tant qu'enseignement, que celui d'un système comme le langage, qui malgré tout reste abstrait, alors que, comme le remarque judicieusement M. Maurice à un point de vue un peu différent, « l'histoire, la géographie, les sciences, la morale se découpent par tranches nettes, correspondant à des ensembles bien définis »?
L'auteur traite séparément de l'enseignement de la langue française au cours préparatoire, au cours élémentaire, au cours moyen et au cours supérieur. Il a eu soin de ne pas calquer ces quatre programmes sur un schéma unique, et l'effort le plus intéressant peut-être qu'il ait fourni comme psychologue a consisté à faire à chaque étape l'évaluation du degré intellectuel et des connaissances de l'enfant. C'est là un mérite plus grand qu'on ne croit, car rien n'est plus difficile à celui qui sait que de réaliser l'hypothèse de celui qui ne sait pas ou qui sait moins; cette difficulté n'est certainement pas la raison la moins profonde entre celles qui font que les grands savants, par une conséquence directe du caractère génial de leur esprit, sont souvent de pitoyables enseignants. Le problème est d'ailleurs particulièrement délicat en ce qui concerne la langue maternelle, dont on a l'illusion qu'elle est, pratiquement du moins, possédée également par tous les nationaux. M. Maurice montre dans un excellent chapitre (IV) combien on s'exagère en général « ce que l'enfant connaît de la langue maternelle lorsqu'il entre à l'école ».
A part cette soigneuse adaptation de l'enseignement à la mentalité de chaque âge, dont le principe n'est pas discutable, mais qui vaut surtout parles détails d'application, et pour l'appréciation de laquelle il faut par suite renvoyer au livre lui-même, nous croyons que le psychologue doit surtout retenirles points suivants dans l'ouvrage de M. Maurice.
L'intention très louable de faire d'une pierre deux coups et l'absence d'une matière toute faite pour l'enseignement de la langue ont suggéré à beaucoup de pédagogues l'idée de mettre cet enseignement au service de la morale, de l'histoire et de la géographie, ou des sciences. M. Maurice n'a pas de peineà montrer le danger de pareils systèmes. Les leçons de français, dominées par des soucis étrangers à l'acquisition des habitudes de langage, dévieraient alors de la route péniblement jalonnée qu'il importe de suivre pour réaliser avec le minimum d'effort le maximum de profit. Il ne faut pas sans doute travailler sur des textes ridiculement combinés en dehors de toute réalité; mais, après que le maître a choisi parmi des textes intéressants et concrets ceux qui au point de vue de la langue atteignent précisément le niveau voulu, il convient de porter toute l'attention de l'élève sur les faits linguistiques qui s'y présentent (1). M. Maurice signale avec raison l'analogie que devrait présenter cette méthode avec celle « dont on se sert pour enseigner l'arithmétique pratique. Là aussi le sujet des problèmes importe peu. L'essentiel c'est d'assouplir les gestes intellectuels de l'enfant quand il manie les nombres et de leur donner plus de sûreté ». On permettra, dans le Spectateur, d'ajouter un troisième terme à cette relation analogique en mentionnant la nécessité, en ce qui concerne le raisonnement, sinon d'un enseignement autonome, du moins d'une préocupation autonome : à force de dire, lorsqu'on entend relever l'incorrection d'un raisonnement, que « dans l'espèce cela n'a pas grande importance », on émousse à coup sûr sa propre finesse dialectique, et surtout on risque de créer un précédent qui fera sentir ses pernicieux effets là où peut-être la chose sera de grande « importance ».
Nous signalerons encore, dans un ordre d'idées tout à fait analogue, la très judicieuse observation de M. Maurice sur un point de détail. Après avoir insisté sur l'utilité d'un enseignement du vocabulaire oral dirigé d'abord principalement sur l'exactitude de la prononciation, il prévient, comme il suit, une objection facile. « Peut-être nous dira-t-on que notre méthode est peu rationnelle, qu'il ne convient pas d'enseigner ainsi des associations de syllabes sans leur donner un sens. Il faut, objectera-t-on, faire connaître l'objet avant le signe, l'être ou la chose avant le mot. Personne n'est plus persuadé que nous de cette vérité. Mais sa mise en pratique est subordonnée à certaines conditions. La plus importante, c'est que, l'objet une fois connu, le signe qui l'exprime puisse être employé. Si le mot ne peut venir jusqu'aux lèvres parce que le larynx, la langue, la bouche entière n'y sont pas habitués, parce que les organes n'ont pas été exercés à des prononciations semblables, ne sera-ce pas aller à l'encontre même du but proposé que de faire connaître à l'enfant un objet dont il ne retiendra rien puisqu'il n'aura pas de mot pour l'exprimer? » C'est là de l'excellente psychologie qui trouverait son application dans tous les enseignements et tous les apprentissages.
M. Maurice met encore en garde les jeunes instituteurs contre ce Charybde et Scylla du choix des mots qui est d'une part le danger d'employer des mots familiers pour eux, inconnus ou au moins presque vides et incolores pour les enfants, de l'autre celui de tomber dans une niaise puérilité.
Nous espérons en avoir assez dit pour montrer que M. Maurice met à profit dans ce livre avant tout pratique les plus récents résultats de la psychologie moderne, et cela nous permettra de rectifier une fausse opinion encore trop répandue, à savoir que le travail méthodique des théoriciens de la pédagogie a contribué à dépersonnaliser en quelque sorte l'enseignement et à restreindre le rôle du maître. La vérité est tout opposée : plus on précise les méthodes, plus impérieuse est la nécessité du tact dans leur application, parce qu'est devenue plus apparente l'infinie diversité des individus et des circonstances. Le fait est particulièrement évident là où, comme dans l'enseignement de la langue, le contenu matériel des leçons étant moins nettement déterminé, l'ordre et l'allure de celles-ci dépendent plus exclusivement des conditions proprement psychologiques.
Appendice. — Dans un chapitre « parenthèse » consacré à l'enseignement de la grammaire, l'auteur émet quelques idées très judicieuses sur un sujet qui donne lieu à de nombreux malentendus. On serait fort étonné qu'un partisan de l'enseignement autonome de la langue déconseillât l'étude de la grammaire, et M. Maurice ne le fait en aucune façon. Il voudrait seulement qu'on n'y attachât pas une importance aussi exclusive et qu'on ne fit pas du degré d'instruction atteint dans cette discipline formelle la pierre de touche et la mesure de la connaissance de la langue. On se laisse trop souvent duper à ce sujet par une « illusion de netteté » qui consiste à doser la valeur d'un critérium, non pas d'après sa signification profonde, mais d'après la facilité de son estimation: or il est plus aisé de vérifier si tel précepte est observé que de se rendre compte si les mots sont employés dans un sens précis et si la construction de la phrase répond à l'architecture de la pensée. Il convient d'ailleurs de mettre en garde contre une méprise qui pourrait se présenter ici comme elle s'est présentée sur le terrain tout voisin de la réforme orthographique. On a vu dans le mouvement dirigé vers la simplification de l'orthographe une manifestation de la tendance faussement démocratique au « nivellement par le bas ». Que tel ait été le mobile et surtout le tremplin de nombreux réformateurs, cela n'est pas douteux. Mais il semble qu'en réalité le maintien, non pas certes de l'orthographe traditionnelle, mais du respect superstitieux attaché à son observation produise un résultat tout aussi faussement démocratique. Cette superstition tend en effet à situer la « coupure », l'étiage de la culture, en une place fort arbitraire, mettant d'un côté, avec les esprits vraiment cultivés, ceux que d'heureux hasards joints à un minimum de dispositions naturelles ont mis à même d'acquérir la connaissance des lettres qui, d'après l'usage, composentle mot écrit, — de l'autre côté, parias de la culture, ceux à qui ont manqué les conditions de cette acquisition. Le groom qui sait l'orthographe méprise le vieux paysan qui l'ignore, plus qu'il ne respecte le penseur ou le savant. Et entre gens de même culture n'est-il pas singulier qu'on soit plus honteux de léser quelque règle de participes, de ne pas savoir lequel de charrette et chariot prend une r et lequel en prend deux, d'écrire billiard au lieu de billard, qu'on ne l'est de rédiger des phrases équivoques, d'employer au cours d'une même proposition le même mot dans des sens différents, ou de se laisser abuser par quelque autre illusion linguistique aussi grosse de conséquences pratiques qu'en sont (en général) dépourvues les distinctions orthographiques?
RENÉ MARTIN-GUELLIOT.
(1) Nous avons pris tout naturellement comme exemple la lecture expliquée, et c'est bien là en effet, à en croire M. Maurice, l'exercice central de l'enseignement du français, Ci. p. 100 etp. 140.