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couverture de la revue Le Spectateur

Le sottisier des sottisiers

Article paru dans Le Spectateur, n° 51, novembre 1913.


On trouve dans le « Parc aux huîtres » du Fantasio du 15 septembre : « De l'Echo de l'Est du 19 août: M. Poincaré prend enfin la parole au milieu d'un silence vibrant. » Tous les grands orateurs, ainsi que beaucoup d'acteurs, rapportent qu'ils ont très nettement l'impression d'entrer en communication avec leur auditoire, et par conséquent de se rendre compte de ses sentiments, de son état d'âme. Et ils se félicitent quand ils peuvent faire « vibrer » cet auditoire. Dans le cours ou à la fin du discours, celui-ci peut manifester ses sentiments par des applaudissements et des cris. Mais si la seule personnalité de l'orateur suffit, dès son arrivée, à produire l'état d'âme dont il s'agit, si des circonstances plus ou moins solennelles n'autorisent pas les manifestations - tel était le cas pour le Président de la République - l'auditoire reste silencieux, ce qui n'empêche pas ceux qui savent observer de sentir qu'il est vibrant. Quant à exprimer l'état d'un auditoire « silencieux et vibrant » en parlant du « silence vibrant » de l'auditoire, c'est là une pratique aussi commune dans le langage courant que dans la langue littéraire, et que les grammairiens appellent ou appelaient la transposition d'épithètes. Enfin, noter « l'incohérence » par rapport à l'idée de silence de la métaphore marquée par « vibrant » suppose un état d'esprit scientifique, très légitime pendant la lecture d'un traité d'acoustique, mais qui n'est nullement de mise quand il s'agit de cette langue courante on littéraire, et qui ferait condamner les trois quarts au littéraire, et qui ferait condamner les trois quarts au moins des métaphores qui donnent au langage non seulement son charme mais son indispensable force d'expression. Au surplus, on peut être tranquille sur le sort de ces métaphores prétendues incohérentes : les rédacteurs de sottisiers les plus habiles à les trouver et à les dénoncer quand ils se mettent à les chercher ne manquent pas, comme causeurs ou comme écrivains, de les employer, avec raison et pour le plus grand charme de tous. Le langage a en lui-même quelque chose de plus fort que tous les raisonnements qu'on peut faire sur lui de l'extérieur.

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