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couverture de la revue Le Spectateur

Le sottisier des sottisiers

Article paru dans Le Spectateur, n° 49, septembre 1913.


Nous extrayons ce qui suit de Fantasio, Magasine gai (numéro du 1er juillet 1913) :

« Le président de la première chambre du tribunal de la Seine vient de consacrer une jurisprudence prodigieusement intéressante... « Il n'est pas impossible d'admettre, étant donné l'article 1382 du Code civil qui oblige à réparer tout préjudice causé à autrui, qu'une femme, qui a usé de son influence personnelle pour détourner un mari de son ménage, et qui par des sollicitations ou par des manœuvres a réussi à vaincre sa résistance, est tenue vis-à-vis de l'épouse délaissée à la réparation du dommage qu'elle lui a occasionné par sa faute et ses agissements... » (Notons, avant de faire un pas de plus, que celui qui rédigea cet arrêt mériterait le bagne pour avoir meurtri la langue française en employant ces deux horribles mots: « occasionné » et « agissements », au lieu de « causé » et « actes ».) » Fantasio est un journal charmant, qui cherche partout la fantaisie, et dont la lecture est délicieuse, surtout après celles de périodiques plus sérieux, de politique, de science sociale, de science tout court... ou même de culture critique. Mais si Fantasio est partout fantaisiste, qu'il s'agisse de justice ou d'administration, d'art ou de littérature, il y a un point sur lequel il est terriblement sérieux, c'est la pureté de la langue. Cette différence d'attitude ne lui est pas spéciale: combien de gens pour qui raisonnements faux, injustices, erreurs matérielles, sont de minces peccadilles comparées à un barbarisme ou à une faute d'orthographe ! Ce n'est point le lieu de discuter cette disproportion au moins apparente, et le respect, même exagéré, de la pureté de la langue peut être attribué au souci, en tout cas bien intentionné, de conserver intact un instrument de pensée claire et précise. Mais il ne s'agit ici que du cas particulier.
« Occasionné » et « agissements » sont horribles, soit, mais il est clair que ce n'est pas au fond ce qui leur reproche Fantasio : c'est d'être des néologismes, et des néologismes inutiles, puisqu'il indique à leur leur place « causé » et « actes ». Sont-ils inutiles? Telle est maintenant la question.
" Occasion » n'est certes pas synonyme de « cause », ce sont deux idées voisines, dont la confusion est facile, et peut d'ailleurs entraîner, particulièrement en matière et peut d'ailleurs entraîner, particulièrement en matière judiciaire, des conséquences importantes. Il en résulte immédiatement qu'il est indispensable, si dans une phrase l'une de ces deux idées doit être exprimée par phrase l'une de ces deux idées doit être exprimée par un verbe que ce verbe ne prête pas à confusion ce qui serait le cas si le verbe « causer » correspondait indistinctement aux deux, cette confusion étant d'ailleurs rendue plus dangereuse par l'analogie évidente de forme avec l'un des deux substantifs.
Mêmes remarques pour « actes » et « agissements ». « Actes » est un terme très général. « Agissements» ne s'en distingue pas seulement par une nuance péjorative, mais par toutes sortes de caractères accessoires, particulièrement importants au point de vue juridique.
Voici donc des mots, nettement adoptés par l'usage, pratiquement utiles ou même nécessaires, qui continuent à être l'objet d'un tabou; et c'est un journal dont l'aimable tâche est de rire de tout, qui prend le ton le plus sérieux du monde lorsqu'il s'agit de faire respecter ce tabou. Il convenait de signaler, ne disons pas cette anomalie, encore bien moins cette absurdité, mais cette singularité psychologique. Ce qu'ily a peut-être de plus curieux, c'est que cette singularité n'en est pas une du tout en réalité, et qu'on en trouverait autant d'exemples qu'on en voudrait.

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