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couverture de la revue Le Spectateur

Le sottisier des sottisiers

Article paru dans Le Spectateur, n° 48, juillet 1913.


Du Cri de Paris, 29 juin 1913 : « Les ministres s'amusent. On sait la bonne volonté, l'application, l'ardeur que M. Chéron, notre sympathique Ministre du Travail, met actuellement à s'occuper des lois de prévoyance sociale. La semaine dernière, il exposait au Conseil des Ministres, les principales dispositions de la loi sur la protection de l'enfance qu'il allait défendre devant le Sénat. Ses collègues eurent un sourire quand il leur dit avec gravité.

  • Seront considérés comme enfants au-dessous de 13 ans, les enfants de 13 à 16 ans qui rempliront les conditions suivantes...
    Un Ministre se pencha alors vers son voisin et lui glissa dans l'oreille :
  • Cela me rappelle un arrêt du Conseil d'Etat où il est écrit: « Les veaux pesant plus de 80 kilos seront considérés comme des vaches. - »

On ne saurait se plaindre qu'au milieu de leurs graves préoccupations, nos ministres saisissent avec avidité les occasions de détendre leur esprit par un joyeux rire ou un fin sourire. Et l'image d'un jeune homme de 15 ans qui est en même temps un enfant de 12 ans est certes amusante. On peut cependant se demander si la phrase de M. Chéron est bien aussi ridicule que semble le dire la *Cri de Paris*, et si elle n'a pas des avantages qu'on chercherait en vain dans une phrase plus littérairement irréprochable. Une situation de fait apparaissant comme grave, celle des enfants au-dessous de 13 ans appartenant aux classes ouvrières, suggère au gouvernement un ensemble de mesures, dont la nature se précise dans leur esprit en présence de l'*image* qu'ils se font de la situation de fait en question. Ce n'est pas à de grands jeunes gens qu'ils songent, ce ne sont pas des grands jeunes gens qu'ils se représentent pour juger de l'opportunité de tel détail à introduire dans le projet de loi; ce sont, encore une fois, des enfants de moins de treize ans. Il y a un lien concret, vivant, entre leur conception du but à atteindre par la loi, d'une part, et, d'autre part, cet ensemble d'idées, de sentiments, groupés autour de l'image « enfants de moins de treize ans », ensemble auquel aucune énumération abstraite ne saurait être pleinement équivalente. Après cela, dans la suite du travail de préparation de la loi, on est amené à reconnaître que certains adolescents de plus de treize ans, par suite de certaines circonstances de fait, doivent bénéficier de la loi en question. On pourrait le dire de cette façon abstraite, mais le dire comme l'a dit M. Chéron, c'est, en même temps qu'on le dit, le démontrer, c'est, au moins, fournir un argument en faveur de la proposition. Si nous admettons ces adolescents au bénéfice de loi, dirait-on pour développer cet argument, c'est qu'en réalité tout se passe à notre point de vue comme s'ils avaient moins de treize ans : leur situation *réelle*, leurs forces, leur besoins étant identiques à ceux des enfants visés originairement, leur situation *légale* doit étre aussi la même. Outre cette valeur d'argument, une manière de s'exprimer comme celle que ridiculise le *Cri de Paris* peut souvent avoir l'avantage d'une plus grande netteté. Si l'on suppose que la loi en question doive entrer dans un système de lois réglementant, par exemple, les conditions du travail pour les différents âges, sexes, etc., il sera beaucoup plus aisé, pour dominer les différentes parties d'une législation peut-être compliquée, de manier des groupes concrets, dont le nom seul fait image, tels que « enfants au-dessous de treize ans », plutôt que des groupes abstraits, tels que « assujettis à telle loi ». Il sera entendu une fois pour toutes qu'après la désignation du groupe concret on supposera toujours l'addition « et assimilés ». Aux deux points de vue indiqués, le mode d'expression dont il s'agit a d'ailleurs fréquemment son analogue dans le travail scientifique, où c'est souvent un précieux appui pour « fixer les idées » de ne se représenter que les éléments vraiment caractéristiques du groupe qu'on étudie, après s'être assuré à l'avance que certains éléments ne rentrant pas à première vue dans ce groupe lui sont assimilables et en suivront le sort. Cela tient à ce que les relations profondes, les relations vraiment agissantes entre les choses sont autres que les relations utilisées par les classifications, surtout d'ordre imaginatif, de l'esprit commun et du langage courant : sans doute, c'est de ces premières qu'il faut tenir compte en dernière analyse, mais il n'est ni possible ni sage de se priver de l'appui des secondes, qu'il serait d'autre part pernicieux de considérer comme définitives. Ce qui est vrai de la science l'est, tous changements observés, de la pratique.

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