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couverture de la revue Le Spectateur

Le ridicule tue-t-il ?

Article paru dans Le Spectateur, n° 49, septembre 1913.


Je suis bien loin d'accepter en bloc toutes les conclusions auxquelles vous arrivez, dans votre étude relative aux exploits des suffragettes anglaises, sur l'efficacité de la violence même révoltante en matière de propagande sociale. Mais je crois qu'on pourrait appliquer ce que vous dites a une autre objection qu'on entend souvent à propos de réformes grandes ou petites : je veux parler de celle qu'on exprime en rappelant qu' « en France, le ridicule tue ». Je ne discute pas s'il en est ainsi en France plus qu'ailleurs. Je n'oublie pas non plus le point de vue très précis auquel vous vous êtes placé: par conséquent, je ne me demande pas s'il est regrettable ou au contraire heureux que le ridicule soit doué de cette redoutable puissance, mais seulement si cela est bien exact en fait. Or cela, je ne le crois pas, ou du moins je crois que cela l'est bien moins souvent qu'on ne serait conduit à le penser. Et c'est précisément la raison de l'illusion contraire qui m'a été suggérée par quelques-unes de vos remarques. Mais voyons d'abord les faits. Il suffit de parcourir quelqu'une de ces collections, si amusantes et si instructives pour l'histoire des idées et des mœurs, que forment les érudits avec les chansons satiriques et les caricatures du passé pour s'apercevoir que toutes les inventions, toutes les nouveautés, toutes les modes, ont été entourées à leur début d'un ridicule général. Je dis bien « général », car visiblement il ne s'agit pas seulement de plaisanteries imaginées par des spécialistes dont c'est le métier d'égayer le public, mais bien d'une mise en évidence d'aspects plus ou moins grotesques que tout individu sentait plus ou moins nettement. Il y a toujours ridicule, il y a toujours de ces aspects grotesques, parce que c'est seulement l'accoutumance qui nous empêche de voir ceux qui existent réellement et qui subsistent dans les nouveautés qui ont survécu, et parce qu'en second lieu le seul fait d'être une nouveauté, de présenter une apparence inconnue jusqu'alors, produit chez l'homme-troupeau, chez l'homme-foule, une impression ressemblant à s'y tromper à celle du ridicule. Point n'est besoin d'insister: rassemblez vos souvenirs et demandez-vous combien un homme arrivant de nos jours à l'âge mûr a déjà vu de nouveautés « condamnées » par les prétendus docteurs en médecine sociale sous le diagnostic de ridiculite et qui se portent fort bien aujourd'hui.
Je crois que dans la plupart des cas leur erreur s'explique assez bien par l'oubli du double effet de la nouveauté ou, si vous préférez, de l'accoutumance. Il est bien vrai en effet qu'au moment où ils font cette prophétie la chose est jugée ridicule; il est peut-être vrai aussi que si elle devait rester ridicule,... elle ne le resterait pas puisqu'elle mourrait; mais elle ne le reste pas, et peu importe pratiquement qu'ils se trompent en disant qu'elle est vraiment ridicule ou bien en croyant trop fort que le ridicule tue toujours: il y a un fait certain, c'est que la prévision est fausse. Mais comme cette erreur est due à une illusion, au sens un peu spécial que vous avez donné à ce mot dans plusieurs de vos articles, c'est-à-dire à une apparence normale mais trompeuse de vérité, elle se reproduit à chaque occasion. D'ailleurs je crois bien que, si elle est normale pour tout le monde, elle a plus de chance de séduire ces esprits superficiels, mondains, « boulevardiers » (je préfèrerais dire que c'est « sur le boulevard » plutôt qu'« à Paris » ou qu'« en France" que le ridicule tue le plus sûrement), habitués à vivre dans cette zone ou les idées directrices sont celles de « ce qui se fait » et du ridicule à éviter. Est-ce pour cela que dans un journal aimé de ces esprits-là, on trouve invariablement parmi ces « Echos » qui suivent, immédiatement sur le papier, mais de fort loin en réalité, les articles au moins sensés d'un Capus ou les fines analyses d'une Fœmina, la même objection, ou plutôt la même prédiction pessimiste,à propos de toute tentative d'amélioration? Je ne sache pas que ce fût là l'esprit de Beaumarchais, dont une ligne orne chaque exemplaire de ce journal, mais cela est très commode pour faire de l'esprit à bon compte. Non seulement de l'esprit qui amuse, mais de l'esprit qui semble juste et convaincant, parce qu'il rend en effet avec exactitude l'impression du moment. Je ne discute pas cette impression, je discute les conclusions qu'on en tire pour l'avenir, conclusions fausses, et cela suffirait pour les rejeter, mais aussi conclusions paralysantes, et cela conduit à les détester. Mais je penche vers le sujet que je vous ai promis de ne pas aborder : s'il serait regrettable ou désirable que le ridicule tuât en effet. Je le laisse à plus habile que moi, si toutefois le Spectateur ne le juge pas trop « moralisant » pour lui. Il est d'ailleurs en partie intellectuel aussi, car si la qualification de « ridicule» est d'un emploi dangereux, n'est-ce pas parce qu'elle correspond à une idée, à une image plutôt, singulièrement confuse, et par suite bouillon de culture privilégié pour tous les microbes de l'erreur, ou passionnée, ou intéressée, ou simplement routinière? Je m'égare encore : j'ai voulu seulement, en m'inspirant de votre dernier article, montrer qu'un peu comme l'illusion de prévision du passé qui consiste à parler après coup du passé comme si c'était encore l'avenir, il y a l'illusion - trouvez-lui un nom — qui consiste à juger de l'avenir sans se préoccuper de ce qui, dans les éléments, dans les sentiments surtout du présent, changera, non pas seulement comme tout change, mais avec une nécessité quasi-scientifique. Mais tout de même, croyez-moi, il n'y a pas que ce point de vue intellectuel qui soit intéressant. Je lisais dernièrement dans un article de critique vous serez content, je crois qu'ils agissait encore de vos suftragettes, à propos du livre si curieux de Philippe Millet: Jenny s'en va-t-en guerre que les Français devaient se féliciter d'avoir un sens du ridicule plus aiguisé que les Anglais, que cela dénotait une perception plus prompte, une culture plus affinée. Ce sont là considérations un peu élevées pour moi et que je ne m'avise pas de discuter. Mais perception plus prompte (je ne me rappelle pas d'ailleurs si ce sont là les termes exacts, mais c'était bien l'idée), est-ce bien sûr? oui, en un sens, si on parle de perception matérielle, d'aptitude à saisir vite tel ou tel détail amusant; non pas en un sens plus profond s'il s'agit dans un aspect inaccoutumé ou même déconcertant d'apercevoir des promesses de beauté ou de succès... Mais voilà que ma lettre va devenir un article, comme longueur j'entends, car c'est trop un pot-pourri pour que j'ose vous la proposer comme tel.

Frédéric Voss.

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