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couverture de la revue Le Spectateur

Le prestige du roman

Article paru dans Le Spectateur, tome sixième, n° 56, avril 1914.

Je crois devoir vous signaler un petit livre qui m'est tombé dernièrement sous la main, La Peur de l'Effort intellectuel, par M. S. Gillet, et en particulier le chapitre sur « la paresse et les lectures ». Le P. Gillet, qui est dominicain, a des préoccupations spéciales d'éducateur et d'éducateur religieux; mais certaines de ses réflexions ont une portée tout à fait générale, et on sent chez lui l'observateur. Le chapitre dont je vous parle m'a rappelé votre article d'octobre dernier sur la lecture, et plus encore peut-étre la lettre de M. de Hautmont parue dans le même numéro sur ce qu'on appelle « le genre ennuyeux »: M. de Hautmont, dont j'ai beaucoup apprécié les idées, me permettra de revenir sur certains points de son sujet qu'il n'a fait qu'effleurer.
Je détache d'abord ces passages du livre du P. Gillet. « Peut-être mes lecteurs seront-ils tentés de m'accuser de paradoxe, si je répète que certaines lectures sont une des principales manifestations de la paresse intellectuelle. Que de jeunes gens en effet se forgent d'illusions à ce sujet, et s'imaginent travailler du seul fait qu'ils lisent! La vérité est qu'ils sont de grands paresseux, et que les lectures auxquelles ils s'adonnent le plus inconsciemment du monde masquent à peine cette peur innée de l'effort dont j'ai déjà parlé. »
« Ceux qui... substituent la lecture passive au travail actif se jettent sans discernement sur n'importe quoi : romans, pièces de théâtre, journaux... » Le P. Gillet ne nie pas qu'il y ait parmi les romans « des œuvres remarquables ». « Malheureusement la plupart n'apportent pas dans cette lecture l'attitude volontaire requise. Ennemis de l'effort personnel, de quelque nature qu'ils soient, ils lisent pour le plaisir de lire, ou pour tuer le temps... » Et plus loin ceci, à propos du théâtre, il est vrai, mais qu'on peut appliquer aussi bien au roman : « Les raisons d'art, lorsqu'on les produit, font l'office de passe-partout. »
Retenez ces « raisons d'art », et songez à la déduction qui s'opère tout naturellement dans l'esprit, non seulement des jeunes étudiants dont s'occupe le P. Gillet, mais de toutes les personneș cultivées. Les seuls livres, ou du moins les plus nombreux de beaucoup que lisent ces personnes « cultivées », ceux aussi qui constituent cette littérature dont on dit qu'elle fait la gloire de la France, dont on souhaite le rayonnement à l'étranger, ce sont les romans (et encore une fois, il en est d'excellents). Voici donc le genre roman devenu tout à fait représentatif de l'art littéraire. Et quand on lit un roman,... ou qu'on l'a lu, on croit plus ou moins avoir participé à une œuvre d'art. Or, en tant qu'œuvre d'art tenue de satisfaire aux conditions de son genre, le roman doit avoir une qualité essentielle qui est de n'être pas ennuyeux. Un roman ennuyeux est, non pas seulement commercialement ou mondainement parlant, mais littérairement parlant, un mauvais roman. Juger un roman sur son caractère ennuyeux ou non ennuyeux, c'est juger en personne littéraire, en personne « cultivée ».
En soi, rien de mieux, mais première possibilité d'abus : le caractère ennuyeux étant très lié à des conditions toutes personnelles, toutes subjectives, il arrivera aisément que des conditions de cette sorte, paresse habituelle de l'esprit ou mauvaise disposition du moment, bénéficieront du caractère littéraire, artistique, délicat que prétend avoir un jugement de connaisseur.
Deuxième abus ; On sera tenté d'appliquer aux rares livres qu'on lira en dehors des romans le critérium auquel ceux-ci ont accoutumé. C'est-à-dire que la première question qu'on se posera ou qu'on posera sera : Tel livre est-il ou n'est-il pas ennuyeux? — Oh! je sais bien qu'en fait, cette question se pose toute seule, et sans tant d'apparat; et la réponse ne s'y fait pas en mots: l'ennui, légitime ou non, qu'on éprouve se traduit tout simplement en ce qu'on jette le livre. — Mais il n'en reste pas moins que la lecture du roman habitue à un degré plus grand de facilité et que le prestige littéraire du roman communique à une habitude issue de la simple paresse une sorte d'immunité et même de dignité.
Or, s'il est bien vrai qu'en un genre quelconque un auteur doit tâcher d'être le moins ennuyeux possible, il est encore plus certain que, pour tout livre tenu surtout d'être exact et complet, le souci de ne pas être ennuyeux ne saurait occuper une place aussi importante que dans le roman. C'est évidemment grand dommage que de tels livres, livres d'observation humaine, d'histoire, de sciences, soient ainsi privés de lecteurs qui, malgré leur peu de courage, ne seraient pas tous indignes de les lire; mais il y a là une question de probité intellectuelle vis-à-vis des lecteurs sérieux, - et faut-il dire courageux? — qui attendent d'un livre, non pas seulement le plaisir d'un moment, mais les renseignements ou l'enseignement qu'il promet.
Je dirai plus : il n'y a pas seulement indépendance entre le caractère non-ennuyeux d'un livre autre qu'un roman et sa valeur propre; il y a encore, à certains égards, une sorte d'opposition. Qui dit livre non ennuyeux (je ne dis pas amusant, qui prêterait à équivoque) dit presque nécessairement livre de lecture entraînante, livre lu sans arrêt et sans retour en arrière. L'art du romancier est de conduire son lecteur par la main. Or pour un livre dont on veut retirer un profit autre que le plaisir artistique, loin d'être une qualité, c'est là un défaut. La prise de possession par la pensée d'un sujet quelconque, humble sujet pratique ou sujet scientifique, ne se fait pas ainsi. Elle exige aussi bien des arrêts sur certains points devant se graver dans la mémoire que des rapprochements avec ce qui a déjà été vu.
La lecture d'un livre destinée à la servir ne doit pas être linéaire comme celle d'un roman; elle ne doit pas ressembler au trajet tout uni d'un promeneur, mais au va-et-vient d'un visiteur d'exposition ou d'un enquêteur. Elle n'est pas faite pour aboutir à un jugement favorable ou défavorable sur le livre, mais pour enrichir le contenu de l'esprit, ou, ce qui n'est pas moins important, pour mettre de l'ordre dans ce qui y est déjà.
Cette description un peu austère ne doit d'ailleurs pas faire croire qu'il soit si difficile de lire un livre... ennuyeux. Certes, il y faut de l'effort, mais je dirais volontiers de cet effort, ce que vous avez dit récemment de certaines difficultés. Souvent, il suffit de s'y mettre, c'est un effort pariétal, qu'on est tout surpris de trouver très mince une fois qu'on s'y est décidé.
L'expérience contraire est facile. Prenez un livre que vous savez n'être pas ennuyeux, et appliquez-vous, - si ce mot n'est ici trop paradoxal — à le lire avec une attention distendue en quelque sorte, « de haut »,si vous préférez : percevant les mots et leurs enchaînements parfois compliqués, sans le sens qui organise et vivifie ces enchaînements, vous aurez ce sentiment de vacuité qui contribue tellement à l'ennui. Eh bien, c'est précisément ce sentiment que, de très bonne foi, ont, en présence d'un texte d'expression abstraite, des personnes habituées à cette succession d'images qui défilent devant les yeux de leur esprit à la lecture de leurs livres accoutumés. Inversement, on voit parfois de telles personnes avoir l'illusion, très sincère aussi, d'avoir goûté et, bien entenda, compris un livre dont on sait qu'il dépasse indubitablement leur préparation intellectuelle, et cela parce que l'auteur, par nécessité ou par habileté, évoque sans cesse, en marge de son développement d'idées, une suite d'images qui donnent à l'esprit le sentiment d'être continuellement occupé et qui d'ailleurs le charment. Peut-être faut-il chercher là, au moins autant que dans le snobisme, une explication du succès autrement incompréhensible de la philosophie de M. Bergson dans certains milieux mondains.

H. Truchet.

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