aller directement au contenu principal
couverture de la revue Le Spectateur

Le phénomène religieux

Article paru dans Le Spectateur, n° 13, mai 1910.


A propos d'un article de M. Rignano (« SCIENTIA », Vol. VII, num. XIII, pp. 70-97 du Supplément français).

C'est une analyse complète du phénomène religieux que M. Rignano prétend fournir. Aussi est-ce seulement dans les grandes phases de son évolution que la religion nous est présentée. L'acte propitiatoire, révélateur d'une crainte permanente, serait la forme essentielle et primitive du phénomène religieux, mais pour l'expliquer « il faut faire appel au travail incessant d'une suggestion extérieure exercée par la collectivité, de façon à entretenir et renouveler artificiellement, dans chaque individu et à tout moment de sa vie, cet état de crainte religieuse que les seules circonstances naturelles n'auraient produit que chez quelques-uns et par accident'» (p. 73). — On ne saurait donc étudier le problème psychologique qu'après avoir résolu le problème sociologique relatif à l'existence de cet organe social de suggestion religieuse. Seule une lutte fratricide préexistante a pu provoquer des actes de soumission, d'appel à la clémence, des sacrifices. — Le vainqueur, objet de l'acte propitiatoire tire profit de tousles événements, en particulier des grands faits cosmiques, pour maintenir, par la terreur, son empire naissant, et c'est ainsi que toute consolidation et réglementation sociale est parallèle à une pratique religieuse. La corrélation est d'autant plus forte et régulière, que toute infraction au tabou, tout acte antisocial, donne à l'organe religieux l'occasion de s'exercer par une répression violente. Bien plus, « outre cette œuvre de consolidation et d'ordonnance statique, la re- ligion est encore chargée de déterminer et de provoquer elle-même directement des activités d'ordre social (p. 78). C'est ainsi que les rites et les sacrifices agraires finissentpar annoncer, guider ou régler tous les travaux des champs. Enfin l'action religieuse développe chez les membres d'un groupe le sentiment de communion psychique, indispensable à toute vie sociale. C'est donc liée à toute manifestation de la vie collective que nous apparaît la fonction religieuse : un exemple frappant de cette corrélation profonde, c'est l'importance de la religion au moment de la guerre, c'est-à-dire à l'époque où est le plus nécessaire la cohérence des groupes naturels : l'obéissance absolue, indispensable à toute action méthodique et sûre ne s'obtient que par la suggestion collective, l'hypnotisation sociale, à laquelle se réduit la vie religieuse primitive. Et ici dans un rapide exposé historique, M. Rignano prétend constater qu' « à chaque période de guerres continuelles l'organe religieux s'est développé » - « et qu'inversement tout intervalle pacifique un peu prolongé a ralenti l'activité de cet organe ». C'est donc de la religion que procède toute vie sociale; « grâce à son énorme efficacité formatrice sur la vie mentale et affective » elle est à l'origine de toutes les activités collectives qui résument la vie primitive des nations. Nous ne pouvons ici discuter en détail le remarquable et clair exposé de M. Rignano qui synthétise tous les résultats généraux de la science sociologique moderne. Peut-être, en sa trop grande simplicité, néglige-t-il, un aspect important de la vie religieuse des peuples non civilisés. Peut-être conviendrait-il de ne pas se borner à une étude collective de cette activité spirituelle. Il serait fort intéressant d'analyser la psychologie individuelle du primitif. Un semblable travail montrerait combien étroite est la théorie sociologique qui veut faire de la religion individuelle une forme dérivée d'une fonction primitivement sociale. Nous croyons que, dans le domaine religieux, il y a action et réaction du groupe aux membres du groupe, mais que c'est dans la conscience personnelle que doit être cherché le principe de toute vie vraie. C'est ce que manifestent du reste les formes supérieures de religion. Nous aurions souhaité que M. Rignano les étudiât aussi complètement que les formes inférieures. Au lieu de cela, il s'est borné à analyser les conditions modernes qui selon lui contribuent à « accélérer l'affranchissement graduel de la société à l'égard de l'obsession divine. » C'est ainsi qu'à la religion répressive et protectrice se substitue l'organe juridique et l'organe administratif purement laïques, que « la science appliquée à tous les arts dirige maintenant l'activité pratique et économique », que la communion psychique d'ordre religieux est remplacée par le sentiment de solidarité sociale, que la guerre, de jour en jour plus rare, n'offre plus à la fonction religieuse un de ses stimulants les plus puissants. Dans ces conditions on se demande vraiment comment, selon M. Rignano, une vie religieuse quelconque est possible. Aussi notre auteur croit-il à une décadence de cette fonction mentale, décadence plus ou moinsrapide suivant les peuples. Si l'on constate encore une certaine permanence de la foi, il faut l'attribuer à la moindre aptitude de certains esprits à saisir les incompatibilités logiques entre les croyances religieuses et les vérités scientifiques. — Quant à l'apparition de certains « réveils » on en trouve le mobile économique dans le secours puissant que fournit la religion à la classe capitaliste. La religion retarde donc le progrès social; bien plus le progrès moral lui-même n'est possible que grâce à la disparition de celle-ci. Que penser de semblables propositions? Il nous paraît ici que la théorie de M. Rignano est non seulement étroite, mais encore absolument erronée. Comment est-il possible de réduire à une survivance une activité spirituelle aussi profonde que la vie religieuse? si nous envisageons celle-ci dans ses formes sociales, comme s'est borné à le faire notre auteur, tout spécialement dans ces « réveils », où M. Rignano ne veut voir qu'une manifestation de conservatisme social, ne devons-nous pas constater au contraire, l'immense source d'énergies morales qu'elle révèle? — C'est ce qu'expose, avec une remarquable netteté, la magistrale étude que M. Bois a consacrée au dernier de ces mouvements religieux: le réveil du Pays de Galles (1). Né « d'une incubation lente du bien » en face du mal moral et social, le réveil gallois a abouti à des transformations individuelles et collectives extraordinaires. — Le seul exemple des réveils suffirait à prouver la faiblesse des théories de M. Rignano sur l'avenir social de la religion. Semblable conclusion pourrait se tirer de l'étude de groupements vivants, comme certaines églises. Du reste tant qu'il y aura des hommes religieux, la religion, qui est au moins autant sociale qu'individuelle se manifestera collectivement. Or M. Rignano est bien obligé de reconnaître, en terminant, qu'une élite mystique préoccupée d'assurer le triomphe du bien sur le mal, de voir dans le monde un finalisme qu'elle ressent en elle, persuadée que nos valeurs morales se conservent à travers les accidents du monde réel, « pourra maintenir allumé dans son sein et se transmettre d'une génération à l'autre le sacré flambeau de la religion dansles millénaires futurs, aussi longtemps que durera la vie humaine elle-même » (p. 97).

PIERRE MAURY.


(1) H. Bois, Le Réveil du Pays de Galles. Cf. en particulier ch. in, p. 5o à 56, et ch. x, p. 558 à 609.

Retour à la revue Le Spectateur