
Le genre ennuyeux
Article paru dans Le Spectateur, n° 50, octobre 1913.
Me trouvant dernièrement dans une réunion de littérateurs (je m'empresse d'ajouter que je n'en suis pas un moi-même), j'entendis plusieurs fois des réflexions du genre de la suivante: « Tel livre, il n'y a pas à discuter s'il est bon ou mauvais, il est ennuyeux, et c'est tout dire. » J'avais très nettement l'impression que, pour ceux qui parlaient ainsi, le jugement à porter sur les qualités d'un livre pouvait dépendre de l'école littéraire et des goûts de chacun, sauf sur ce point, absolu celui- là, le caractère ennuyeux du livre. Sur tel ou tel des ouvrages énumérés, je n'étais pas du tout de l'avis des interlocuteurs, mais je me gardais bien d'en souffler mot, car je sais de longue date que la littérature est un sujet autrement dangereux que « la politique et la religion » si on ne veux pas passer pour un imbécile, et aussi parce que sur ce sujet des livres « ennuyeux » le ton de ces docteurs était de ceux qui ne souffrent pas de réplique: Si je n'osais rien dire, je n'en pensais pas moins. Je me demandais s'il était bien vrai qu'un livre « ennuyeux » l'était ainsi pour tout le monde, sans conteste et sans restriction. D'un côté, la maxime célébre que « tous les genres sont bons, hormis le genre ennuyeux » semblait me donner tort. Mais dans l'autre plateau de la balance, je voyais tous les beaux et bons livres, non pas seulement de littérature, mais d'histoire, de voyages, de sciences, que j'avais entendu traiter d'ennuyeux, qu'on m'avait déconseillé de lire à cause de cela, que moi-même parfois j'avais trouvé tels au début de ma lecture, et qui ensuite m'avaient procuré les plus grandes jouissances de la pensée, et les plus grands profits.
Je cru alors entrevoir la solution, et c'est elle que je voudrais soumettre au Spectateur. Personne moins que moi n'est partisan de la littérature ennuyeuse, cherchant à l'être, se glorifiant de l'être. Mais ne confond-on pas souvent avec le vrai sentiment de l'ennui, qui correspond à une vision grise et vide de la vie cette impression, de vide aussi, qu'on reçoit lorsque lisant rapidement, sans attention et sans le moindre effort, une page rédigée dans un style un peu supérieur à celui des faits divers des journaux, on n'a pas l'imagination amusée à chaque instant par le passage de quelque « chromo »? Libre à chacun de prendre son plaisir où il le trouve et de choisir ses heures : il y a des moments ou je préfère la lecture du Rire ou du Sourire à celle des Débats... ou du Spectateur. Ce n'est d'ailleurs nullement cette question de goût que je veux m'égarer à discuter. Au contraire, je voudrais qu'on se demande si précisément il n'y a pas là, plus qu'on le croit, une question de goût: non pas de goût pour ce qui est ennuyeux, mais de goût pour l'effort de pensée qui est en somme l'âme du plaisir littéraire ou plus généralement intellectuel, comme l'effort de muscle est celle du plaisir sportif.
Ce qui est certain à mes yeux, c'est que dans la majorité des cas — j'accorde d'ailleurs toutes les exception: qu'on voudra — il ne suffit pas de dire d'un livre qu'il est ennuyeux, si on nesonge pas plus ou moins nettement au degré d'attention, d'effort, de « réceptivité » qu'on suppose au lecteur. J'ai songé à soumettre cette idée au Spectateur parce qu'il me semble qu'il y a là une de ces analogies plus ou moins mathématiques (je ne suis pas plus mathématicien que littérateur) dont il éclaire parfois les petits problèmes de la pratique. Serait-il exact de dire que l'impression « ennuyeuse » d'un livre est fonction, non seulement du contenu et du style de ce livre, mais aussi de la préparation et des dispositions du lecteur? Y aurait-il lieu d'étudier les cas-limites? Si, par exemple, ce n'est certes pas faire un mauvais compliment à un livre de dire qu'il n'est ennuyeux pour personne, en est-ce un de dire d'un autre qu'il faut un petit effort avant de le trouver intéressant? Vous parlez souvent d'illusion dans le Spectateur: n'est-ce pas une « illusion » naturelle de confondre à première vue ce qui est vraiment ennuyeux, destiné à le rester, et ce qui ne l'est que faute d'un « premier pas », ou plutôt d'un paravent à écarter, d'une bonne lanterne à mettre au point ? Cela me semble important, même au point de vue social. Si, en effet, on en vient (ou on continue?) à considérer, non pas comme une faiblesse plus ou moins excusable, mais comme une preuve reconnue de goût littéraire, de rejeter tout ce qui semble mériter de près ou de loin le qualificatif d' « ennuyeux», c'est-à-dire pratiquement tout ce qui ne peut pas être exprimé par un kaléidoscope d'images coloriées ou une fusée de mots d'esprit, alors une multitude de sujets et de réflexions qui « intéressent » (au sens médical) de façon vitale l'individu et la société seront négligés de tous et inexistants pour l'oninion publique. On a beaucoup parlé de la crise de la culture ces dernières années: il me semble qu'on a négligé un symptôme inquiétant (dont je ne sais pas à vrai dive s'il est récent), à savoir l'incapacité de lire un texte abstrait, et je ne veux pas dire du tout abstrait à la façon des philosophes allemands, d'un Hegel ou seulement d'un Kant, mais à la facon de nos classiques du XVIIe et du XVIIIe siècle. dont ceux qui ne les lisent pas ont coutume d'invoquer sans la connaître, mais cependant à juste titre, « la clarté bien française ».
L. de Hautmont.